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Maroc: « Ecrire en français a longtemps été perçu comme un signe d'aliénation»

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Maroc: « Ecrire en français a longtemps été perçu comme un signe d'aliénation»

Avec une quarantaine d'écrivains invités, les lettres marocaines sont à l'honneur à l'édition 2017 du Salon du livre de Paris, rebaptisé depuis un an « Livre Paris ». Une nouvelle génération de romanciers a pris d'assaut la scène littéraire du royaume chérifien et les têtes d'affiche ont pour nom Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, Abdellah Taïa, Karim Naceri, Rachid O. La francophonie marocaine a le vent en poupe, à l'image d'un pays bouillonnant d'énergie et de promesses. Entretien avec Khalid Zekri, spécialiste des littératures du Maghreb.

RFI : Qu'est-ce qui distingue la littérature marocaine des autres littératures francophones du Maghreb ?

Khalid Zekri : Issues des histoires coloniales plus ou moins violentes, les trois littératures francophones du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie) ont en commun un héritage linguistique français que l'Algérien Kateb Yacine avait désigné en son temps de « butin de guerre » et des préoccupations liées à l’identité, la tradition, la modernité… La littérature marocaine se singularise cependant par deux éléments au moins : premièrement, un processus d’individuation qui marque, dès les premiers textes des années mille neuf cent cinquante, les personnages littéraires (dans le roman et la nouvelle) ; et deuxièmement, le faible potentiel idéologique de l’univers fictionnel des auteurs marocains.

Dans les années 1960-70, un certain nombre d'œuvres ont été marquées par l'aspect idéologique, mais pas au même degré que la littérature algérienne. La singularité de la littérature marocaine va être très visible à partir des années 1990 avec l’émergence de nouvelles modalités d’écriture. Celles-ci vont de la mise en récit massive des voix féminines (Rachida Madani, Siham Benchekroun, Bouthaïna Azami, Rajae Benchemsi, Yasmine Chami-Kettani) à la narration de l’expérience homosexuelle à travers des récits autofictionnels (Abdellah Taïa, Karim Nasseri ou Rachid O), en passant par l’écriture de l’expérience carcérale qui restitue l’atmosphère des années de plomb sous le règne de Hassan II (Abdellatif Laâbi, Abdelkader Chaoui, Aziz Binebine, Jaouad Mdidech, Fatna Lebouih).

La littérature francophone marocaine est née dans le sillage de la littérature coloniale. Pour les premiers écrivains qui militaient contre la colonisation, écrire en français allait-il de soi ?

Les pionniers Ahmed Sefrioui et Driss Chraïbi n’avaient pas la tâche facile. Dans les années 1960 et 70, le panarabisme aidant, le rapport à la langue française était encore plus complexe. Il y avait des débats très passionnés entre arabophones et francophones autour de la légitimité d’écrire dans la langue de l’ancien colonisateur. Au fond, les enjeux étaient plus politiques, au sens partisan du terme, et plus idéologiques que littéraires. Ecrire en français a été longtemps perçu comme un signe d’aliénation et d’acculturation. Certains écrivains comme Mohammed Khaïr-Eddine ont développé l’idée d’une « guérilla linguistique » pour déplacer le problème en décentrant la langue française. Autrement dit, il s’agissait pour ces nouveaux écrivains de « violenter » littérairement la langue française en la rendant étrangère à elle-même.

Le problème d'acculturation et d'aliénation que pose le français aux premiers lettrés marocains n'empêche pas aux grandes œuvres d'émerger dès les années 1950, comme Le Passé simple (1954) ou Les Boucs (1955) de Driss Chraïbi.

Il est indéniable que Driss Chraïbi, encore plus qu’Ahmed Sefrioui, est un auteur fondateur du roman francophone marocain puisque son roman Le Passé simple constitue un moment clé dans l’histoire littéraire marocaine. Il a été publié dans un contexte où le Maroc préparait son indépendance et où il n’était pas facile de mettre à nu les contradictions d’une société prise entre un féodalisme archaïque et une aspiration à la modernité. Le deuxième ouvrage de Chraïbi, Les Boucs, est le premier roman marocain qui a posé la question de l’immigration sur un plan strictement littéraire. Au fond, l’acculturation comme l’aliénation est un problème de réception littéraire. Driss Chraïbi a abordé des thèmes universels dès ses premières œuvres littéraires et certains lecteurs (idéologiquement orientés) ont voulu enfermer son œuvre dans un binarisme simpliste colonisateur/colonisé avec toutes les implications identitaires de cette problématique.

La publication de la revue Souffles en 1966 constitue un second grand moment dans la littérature marocaine naissante. Qui était Abdellatif Laâbi ?

Abdellatif Laâbi, l’un des poètes francophones majeurs, est né en 1942, à Fès (Maroc) dans une famille d’artisans. Il a été emprisonné pendant huit ans à cause de son opposition au régime monarchique. Il part en France en 1985, cinq ans à peu près après sa libération. Il fonde en 1966, avec un groupe de jeunes poètes et artistes plasticiens, la revue Souffles, qui a constitué un événement au sens d’une rupture avec le climat culturel et politique qui régnait dans le Maroc post-colonial. Ces années-là étaient caractérisées par la « fraîcheur » associée à l’indépendance et par l’engouement de la jeunesse pour les affaires politiques. Mais, à partir de 1965, l’état d’exception décrété par le roi Hassan II, va susciter désenchantement et frustration.

Quels enjeux littéraires et sociétales incarnent la publication de cette revue poétique ?

La revue Souffles qui était à la fois une publication culturelle, poétique et artistique, est née dans un contexte où une jeunesse cultivée, assoiffée de liberté et traversée par « un désir de rupture », a voulu mettre en poésie son projet « révolutionnaire ». C’est l’un des aspects originaux de cette revue qui a trouvé sa place de manière naturelle dans le champ culturel marocain. Son projet est double : la non-répétition de ce qui a été dit par les prédécesseurs et la revalorisation de la culture nationale (à ne pas confondre avec nationaliste).

Abdellatif Laâbi, le directeur de la revue, prévient dès le premier numéro qui date de 1966 que : « les poètes qui ont signé les textes de ce numéro-manifeste de la Revue Souffles sont unanimement conscients qu'une telle publication est un acte de prise de position de leur part dans un moment où les problèmes de notre culture nationale ont atteint un degré extrême de tension ». C’est au niveau de son projet de « rupture » qu’il faudrait chercher l’originalité de Souffles car les poèmes qui y sont publiés témoignent d’une obsession tout à fait légitime en littérature : comment se forger une identité de poète résolument neuve, tout en restant ancré dans les réalités de la culture nationale. On ne peut cependant occulter le fait qu’au fil des années, les pages littéraires de la revue rétrécissent au profit de positions idéologiques et de prises de positions qui empruntent plutôt les chemins de la réflexion analytique.

Souffles est à l'origine de l'émergence dans les années 1960-70 d'une nouvelle génération de romanciers: Tahar Ben Jelloun, Khair-Eddine, Abdellatif Laâbi, Abdelkébir Khatibi... Qu'est-ce qui les distingue des auteurs de la première génération ? 

En fait, au Maroc, la première génération d’auteurs francophones se limite essentiellement à Ahmed Sefrioui, Driss Chraïbi et Abdelkader Chatt (un auteur qui s’est très vite éclipsé) qui a publié dans les années 30 un roman intitulé Mosaïques ternies (1932). Les années 1960-70 ont vu arriver sur le devant de la scène des auteurs engagés dans le processus de décolonisation culturelle (le groupe d'Abdellatif Laâbi avec la revue Souffles, par exemple). Ceux-ci se signalent à l'attention d'une part par leur engagement social (qui n’est pas forcément un engagement ouvertement politique) comme c’est le cas de Tahar Ben Jelloun, et leur tentative de déconstruire d'autre part la langue héritée de l’empire colonial (Mohammed Khaïr-Eddine, Abdelkébir Khatibi). Il est évident que ces indications sont schématiques : elles visent à mettre en relief les thèmes et les styles qui prévalaient dans les années 1960-70 et cela jusqu’au début des années 80 qui voient arriver des auteurs majeurs comme Edmond Amran Elmaleh et Abdelhak Serhane. C’est une période marquée par une certaine opacité discursive et un hermétisme littéraire lié aux jeux formels auxquels ces écrivains accordaient une certaine importance. Cela pourrait s'expliquer par la censure pratiquée par les autorités qui ne permettait pas à l’écrivain de produire un contenu clairement identifiable comme révolutionnaire. On pourrait parler de révolution du langage et de la structure narrative et poétique.

La mort de Hassan II en 1999 coïncide avec le retour en force de la littérature carcérale. Pourriez-vous dire deux mots sur cette littérature carcérale qui constitue, semble-t-il, un genre à part au sein de la fiction marocaine ?

Les ouvrages consacrés à l’expérience carcérale marocaine ont commencé à connaître le jour, de manière massive, depuis le décès du roi Hassan II en juillet 1999. Des auteurs, certes rares, avaient déjà raconté dans leurs œuvres cette expérience en français et en arabe dans les années quatre-vingt (Abdellatif Laâbi, Abdelkader Chaoui…). Ces récits de prison mettent à nu les années de plomb et montrent qu’il est inconcevable, pour les Marocains d’aujourd’hui, de ne pas porter un regard rétrospectif sur leur passé récent. Pour se délivrer de ses souffrances, ils ont besoin de connaître ce passé. L'écriture participe d’un travail difficile de remémoration qui ne va pas sans mise en cause de l'Histoire officielle.

Peut-on dire que c'est cette résistance à l'Histoire officielle qui est le véritable thème de cette littérature carcérale ?

En effet, les romans autobiographiques et les témoignages qui racontent l’expérience carcérale au Maroc dénoncent la manipulation de la mémoire qui a été instrumentalisée par une « élite gouvernante » post-coloniale. Cela s’était toujours fait au nom d’une « raison stratégique » qui servait les intérêts de la monarchie marocaine et de son élite gouvernante dans les années de plomb sous Hassan II. Le rapprochement établi par Paul Ricœur entre mémoire et identité, trouve son fondement (dans le cas du Maroc) dans la construction identitaire que le pouvoir étatique veut imposer à la collectivité. Cette construction identitaire, qui s'appuie sur une mémoire sélective, a fragilisé l’identité du sujet marocain car seuls les temps favorables au régime sont célébrés en tant que mémoire valable.

Quels auteurs ou quels textes illustrent le mieux cette démarche ?

Je pense aux textes comme Le Chemin des ordalies (1982) d’Abdellatif Laâbi, La place d’honneur (1999) d’Abdelkader Chaoui, Cette aveuglante absence de lumière (2001) de Tahar Ben Jelloun, La chienne de Tazmamart (2001) d’Abdelhak Serhane, La Prisonnière (1999) de Malika Oufkir, Tazmamart, cellule 10 (2001) d’Ahmed Marzouki, A l’ombre de Lalla Chafia (1989) de Driss Bouissef Rekab. Malgré leurs différences, ils dénoncent tous l'imposition arbitraire d'une identité politique au sujet marocain. Ils sont autant d’actes d’insurrection contre la prétention qu’a le pouvoir de définir une identité dans le temps en opérant des coupures arbitraires dans l’Histoire et dans la mémoire des Marocains, sous prétexte que certaines périodes sont nuisibles et d’autres glorieuses.

La nouvelle génération de romanciers qui ont pris d'assaut la littérature marocaine au cours des deux dernières décennies ont en commun d'être des écrivains exilés : Abdellah Taïa, Fouad Laroui, Leïla Slimani... Comment sont-ils perçus au Maroc ? 

Au fait, dès le début de la littérature francophone, certains écrivains ont choisi l’exil ou ont dû s’exiler pour différentes raisons liées à la trajectoire de chaque auteur. Ces écrivains étaient perçus dans un premier temps comme des « intellectuels » acculturés. Mais aujourd’hui, le processus d’individuation qui caractérise la société marocaine (avec toutes les difficultés qu’un tel processus implique dans une société à configuration traditionnelle) a permis à cette nouvelle génération de jouir de son droit à la subjectivité et à choisir sa propre trajectoire au-delà de considérations idéologiques. Quant à la question de la réception, elle n’a de sens que si la société valorise la lecture. Or, dans la société marocaine, la lecture est un acte presque isolé, aucunement encouragé par l’école et encore moins par les instances censées gérer les affaires culturelles. Seule une minorité s’adonne encore à la lecture d’œuvres littéraires. C’est une réalité dont on ne veut pas trop parler au Maroc même si on entend ça et là des voix qui se plaignent de cette situation.

Et cette minorité qui lit, comment réagit-elle à l'image de la société qui transparaît à travers les récits contemporains ?

Dans les milieux qui s’intéressent à la littérature francophone, Fouad Laroui et Leïla Slimani sont perçus positivement alors qu’Abdellah Taïa fait l’objet de plusieurs controverses liées essentiellement à la nature du thème qu’il aborde, à savoir l’homosexualité. Il a cependant écrit des romans d’une grande importance comme Le jour du Roi (2010) qui a obtenu le prix de Flore ou son récent récit Celui qui est digne d'être aimé (2017). Fouad Laroui et Leïla Slimani ont fait leurs études secondaires dans des écoles françaises, alors qu’Abdellah Taïa est issu de l’école publique marocaine. Mais au-delà de cette différence de formation qui a son importance, le point commun entre ces auteurs c’est la mise en récit de personnage individués en quête d’une trajectoire intimiste et autonome par rapport à la coercition de l’esprit communautaire. Le droit à la subjectivité est un élément essentiel dans la constitution de leurs œuvres. 

Pour finir, je vous propose un exercice un peu casse-cou : voudriez-vous conseiller trois romans marocains à lire absolument ?

Je citerai en premier Les Boucs (1955) de Driss Chraïbi, qui racontait déjà les difficultés de l’immigration tout en mettant en récit la situation de l’écrivain francophone installé en France. Le personnage principal est lui-même un écrivain. Le deuxième titre que je vous conseillerais, c'est Morceaux de choix (2003) de Mohamed Nédali. Ce roman est une véritable radioscopie du Maroc contemporain avec ses contradictions, ses ambivalences et son charme. Il s'agit d'un roman social, mais qui ne manque pas d’humour. Enfin, le premier roman de Leïla Slimani Dans le jardin de l’ogre (2014), qui pose, au-delà du thème de l’addiction sexuelle, la question du désir et de l’amour sous toutes ses formes. Il raconte, dans un style dépouillé, les différentes facettes qu’une personne peut avoir sans en être consciente. Les trois livres sont disponibles en collection Poche.

?Khalid Zekri est professeur et directeur du Laboratoire de Recherche sur la Culture, le Genre et la Littérature (LaRCGL), à Université Moulay Ismail de Meknès, Faculté des Lettres et des Sciences Humaies. Il est également critique littéraire. Il est l'auteur de notamment Fictions du réel. Modernité romanesque et écriture du réel au Maroc 1990-2006 (L'Harmattan 2006) et de nombreux articles sur les littératures du Maghreb. Il a participé récemment à l'ouvrage La Migration des Français au Maroc (La Croisée des Chemins, Casablanca, 2016), coordonné par Catherine Therrien.



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