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Entre Senghor et Lévi-Strauss : Philip Monteiro et son MacBook

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Entre Senghor et Lévi-Strauss : Philip Monteiro et son MacBook

La scène musicale sénégalaise regorge d'artistes de talents exceptionnels, et Philip Monteiro fait partie de ces artistes-là qui représentent bien la nouvelle tendance culturelle des musiques urbaines africaines. Même Youssou Ndour a eu à reconnaitre les qualités musiciennes et professionnelles de l'artiste durant une émission de télé sur la RTS1, animée par DJ Prince.

Dans les lignes qui vont suivre je vais expliquer pourquoi il est intéressant en sciences sociales de comprendre le courant de pensée dans lequel s'inscrit l'activité de Monteiro. Je pose la question suivante : comment l'artiste Philip Monteiro s'est-il inventé une carrière musicale qui trouve toute sa place dans les études sur la diaspora africaine ? (African Diaspora Studies, ADS).

J'ai eu plusieurs interviews de plusieurs heures avec le journaliste sénégalais Antoine Dos Reis et le musicien-animateur Michael Soumah. Eux deux symbolisent ce que j'appelle la mémoire vivante des musiques sénégalaises modernes, mais aussi de leurs rapports avec les musiques du monde (la sono mondiale disait Soumah !). Leur expertise en matière de musique est reconnue de tous, et dans nos entretiens, tous les deux ont souvent fait référence à Senghor sur le métissage culturel.

Celui-ci d'ailleurs dans Liberté 3Négritude et Civilisation de l'universel (Paris, Le Seuil, 1977, p. 33, p. 39, p. 547), surfe sur les concepts de latinité, lusitanité, francité pour mettre en exergue la créolité des cultures pas spécifiquement africaines : les influences émergent de partout.

Identités culturelles multiples

Cette rencontre des cultures a permis au créole cap-verdien ou kriólu d'emprunter dans sa forme grammaticale les phonèmes des langues africaines telles que le wolof, le mandinka, le temne et d'autres, le tout construit sur un vocabulaire portugais. Je ne prolongerai pas ici sur les relations historiques entre le Portugal, qui dominait jadis le monde, le Cap-Vert et les royaumes sénégambiens médiévaux; toutefois je retiendrai deux choses : le wolof a aussi emprunté au portugais. Par exemple Tuga/Tugal, pour dire le pays ou la langue classique portugaise, devient Tugal/Tugël, qui signifiait le Portugal mais aujourd'hui symbolise La France ou l'Europe. Le second cas de mixage des langues s'illustre dans les chansons de Monteiro en kriólu, la langue la plus parlée dans l'archipel et la diaspora cap-verdienne, et qui s'oppose insensément au «vrai» portugais, le Tugal.

Monteiro chante aussi en wolof, français, portugais brésilien, anglais, pulaar, susu, lingala et autres langues africaines, même s'il s'agit pour certains morceaux de reprises. En tout cas ça montre que la culture elle-même n'est pas quelque chose de figé : elle change au quotidien sans qu'on s'en aperçoive peut-être, plus vite encore à l'heure de l'Internet. On peut en même temps culturellement être sénégalais, cap-verdien et français et être connectés à des univers éloignés les uns des autres. Donc les identités culturelles sont multiples et c'est ce mélange de cultures différentes, ici musicales, qu'il me faut expliquer dans une perspective lévi-straussienne de bricolage. 

Dans La Pensée sauvage (Paris, Plon, 1962), l'anthropologue montre comment à partir d'éléments culturels disparates, l'acteur recolle ou rapièce des bribes, des fragments, des morceaux de quelque chose pour reconstruire son propre modèle (son puzzle). Prenons par exemple le morceau Hipno tele (de l'album Philip Monteiro e Amigos, Iefe Discos Unipessoal LDA, 2014) que l'artiste a composé à partir de plusieurs titres dont le fameux Maman Kréyol de Patrick Saint-Éloi, Fanm' fo de Jeux de Dames, Mwen envi que ou de Battery Crémil et peut-être Jean-Claude Mondésir (Sexy telephon').

Pour qui connait la musique antillaise des années 1980-1990, ces tubes ont fait vibrer le cœur des zouk-loveurs tout en les connectant avec les Africains de la diaspora. Ces mélomanes peuvent à nouveau danser sur cette nouvelle synthèse de musiques et s'y reconnaitre facilement. Plus encore, au lieu de consommer la musique antillaise produite en Outre-mer ou en Hexagone, Monteiro donne la recette aux Africains, et si pimentée avec des voix féminines comme celles de Paulette, Constance, Viviane, Corine, dans Sama woTaas yaakar, Yow rekk laAmor (mbëggel), les Sénégalais en majorité wolophones l'apprécient encore davantage, car comprenant enfin le lyric des morceaux sur lesquels ils dansent. En chantant en lingala ou en fulfulde, Monteiro touche directement la fibre sensible des frères congolais ou bissau guinéens qu'il connecte enfin à leur compatriotes du continent ou à ceux établis en Europe, en Amériques ou ailleurs.

Au-delà de Lévi-Strauss

Une fois le problème de la langue réglé, la communication avec la masse des amateurs devient plus facile. Sur cela Monteiro va au-delà de Lévi-Strauss qui est bien évidemment structuraliste, donc n'envisageant pas le changement dans la forme de la pensée ou des activités des hommes. Monteiro s'inscrit dans ce que les sciences sociales appellent agencéité qui est la capacité de réactions, d'actions et d'initiatives des agents sociaux face à une situation. L'agency est théorisé entre autres par Anthony Giddens, mais pour rester dans le champ du bricolage et dans une autre mesure, Michel de Certeau lui donna un second souffle dans les années 1980 en lui préférant le terme collage.

Le succès de l'artiste peut s'expliquer qu'à partir d'un ordinateur portable MacBook, il peut jouer sur plusieurs genres musicaux et registres linguistiques : mbalax, zouk, funanà, morna, dance hall, reggae, salsa, raggeáton, batuque, coladera, kizomba, Nigerian pop, etc. Mais pour changer, il a besoin de musiciens pour l'accompagnement. En effet Monteiro invente sa propre marque, façonne ses tempo et polit les beats pour les adapter aux différents publics. Il ne peut pas faire le travail seul, de même que l'ordinateur ne saurait chanter pour lui. Il est obligé d'avoir un orchestre dans la mise en forme du son final et surtout pour une meilleure prestation scénique.

Ouverture au monde

Monteiro s'ouvre au monde extérieur en travaillant avec Papa Wemba en RDC, Calo Pascoal en Angola, Patrick Grayam en Surinam, Gama et Paulinha au Cap-Vert, Marysa et Talina en France, et j'en passe. Sa spécialisation est le cabo love, un genre musical créé dans les années 1990 à Rotterdam aux Pays-Bas. C'est presque du zouk love avec des lyrics en langues portugaises ou dérivées. Les Kaapverdiaans comme ils sont appelés en Hollande se sont tôt lancés dans la musique internationale (salsa, bolero, cumbia) depuis le premier groupe Voz de Cabo Verde dont certains musiciens venaient de Dakar, et récemment dans la musique et danse d'origine angolaise: le kizomba (zouk, semba et autres). Nelson Freitas est la tête de file de cette nouvelle tendance en Europe probablement en France avec Kaysha et l'emblématique Stony dans une moindre mesure.

Leurs musiques et productions d'album tournent autour du hip hop états-unien. Monteiro lui tourne plus vers l'Afrique subsaharienne : le hit Sex crimes avec le rappeur Nix est parmi les titres les plus repris dans les collections de kizomba sur ITunes. Monteiro a également travaillé avec Fodé Baro de la Guinée, Patche Di Rima et Roger de la Guinée-Bissau et beaucoup d'autres artistes de la sous-région incluant, comme c'est à la mode, les influences nigérianes sur sa musique. Une chance donnée par le temps mais que l'artiste a su exploiter, si l'on ose comparer l'incomparable avec le Cabo Verde Show des Manu Lima, René Cabral, Nando Da Cruz et Luís da Silva. Les notes de claviers de l'artiste Manu Lima ont précédé cette tendance à la globalisation de la musique sénégalaise.

Je pourrais citer beaucoup de musiciens africains et antillais avec qui il a travaillé dont Sékouba Bambino et Fanny J. Lima et Monteiro ont produit Paulinha. Ce qui m'intéresse dans ce groupe précurseur, c'est que l'orchestre, avec René Cabral comme vocaliste, avait des chansons en wolof dans son répertoire. 

Connaissance intellectuelle pratique

Pour conclure, ce qui fait le succès montant de Monteiro c'est qu'il sait comment aller dans le sens du jeu. Il sait comment répondre aux attentes du public en matière de nouvelles tendances musicales. C'est ce savoir-faire là, ce savoir anticiper sur le futur de la musique urbaine africaine et ici dakaroise qui expliquent en grande partie que ses albums ou ceux qu'il a produits ont rapportés des prix.

Enfin si le livre et la musique sont des productions intellectuelles, le premier étant théorique et le deuxième plus pratique, je soutiendrai que l'artiste Philip Monteiro a plutôt de la connaissance intellectuelle pratique. Par sa musique il fait du panafricanisme pragmatique mais aussi de l'internationalisme culturel (non limité à l'Afrique et à sa diaspora).

?C'est au chercheur d'aller chercher ce sens caché des choses, le décrypter, le retravailler pour faire mieux comprendre le changement culturel en Afrique et au-delà. 

 

Article publié dans le cadre de la fête d'indépendance du Cap-Vert, célébrée ce mercredi 5 juillet.

Par El Hadji Samba Diallo

Department of African and African-American Studies

Washington University in St. Louis

[email protected]

 



4 Commentaires

  1. Auteur

    Dr

    En Juillet, 2017 (10:22 AM)
    le ROI du CABO LOVE merci de nous donner la joie
  2. Auteur

    Abdou

    En Juillet, 2017 (10:25 AM)
    Article intéressant dans lequel on apprend beaucoup de choses.



    Il éclaire d'une façon rationnelle, presque scientifique, ce qu'en tant que mélomanes et profanes nous vivons au quotidien.



    Cependant la référence à Lévi-Strauss me gêne.



    A part ça, bravo Diallo.

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    Auteur

    Movez Foy

    En Juillet, 2017 (11:16 AM)
    ppffffffff



    “On vit avec un coeur trop plein dans un monde trop vide. Et sans avoir usé de rien, on est désabusés de tout.”



    Chateaubriand.
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    Auteur

    Zo

    En Juillet, 2017 (13:49 PM)
    c'est bien expliqué
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