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Opinion

Lutte sénégalaise: ambiguïtés et succès d’une pratique ancestrale. (Partie 1). Par Ndiakhat NGOM

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Lutte sénégalaise: ambiguïtés et succès d’une pratique ancestrale. (Partie 1). Par Ndiakhat NGOM



Jamais, peut-être, dans l’histoire du sport sénégalais, une discipline n’a été aussi décriée.  La lutte sénégalais, puisque c’est d’elle dont il s’agit, traverse des moments de turbulence assez douloureux qui amènent certains à s’interroger, voire à douter de son avenir. Pourtant elle a une tradition bien ancrée au Sénégal, et par derrière, en Afrique. Dès l’origine, elle était une activité saisonnière pratiquée chez les paysans, au début des récoltes (Sérers et Walo-Walo), chez les pécheurs (Lébous). Pour l’essentiel, elle était synonyme de joie, consécutive aux retrouvailles, après un moment de labeur.  II semble, toutefois, que c’est la forme paysanne, chez les Sérers, qui soit la plus populaire.  Sa forme collective a été prédominante, et était liée doublement au groupe social (qui recoupe souvent l’ethnie) et à l’activité économique. D’où une profonde imbrication entre l’ethnie et l’économie. 

Elle avait un aspect ludique lié à la joie d’un répit, à la fin d’activités éprouvantes. D’après les experts, les séances étaient organisées surtout la nuit (d’où le nom de Mbapatt) dont la désignation traditionnelle était « birelé » (c’est-à-dire un espace temporel à cheval entre le nuit et le jour), car on luttait après le dîner pour finir au petit matin. Les trophées en jeu étaient liés aux activités des groupes sociaux concernés (produits des récoltes ou d’élevage, etc.). En outre, ces séances s’accompagnaient aussi d’un fort soubassement culturel et artistique, avec les tam-tams et une dose de pratiques mystiques, disons, assez symbolique. 

Cependant, une analyse synoptique des pratiques traditionnelles et modernes montre une profonde mutation (certains parleront de «perdition» ou de «dévoiement») sociologique et politique. Rousseau a écrit, au sujet de ce qui est décrit comme une «évolution biaisée»,  qu’il suffit de comparer «l’homme à l’origine» à «l’homme devenu», pour que le scandale éclate. Cette méthode d’analyse comparative se retrouve, aujourd’hui, chez ses détracteurs qui convoquent, à leur tour, le parallélisme, entre la forme de la lutte des «Anciens», et celle, dite, «moderne», pour installer polémique et controverse. En effet, bien qu’elle soit le sport le plus populaire au Sénégal, ils indexent certains manquements susceptibles de «tuer» cette discipline par laquelle respire profondément un pan entier des sociétés sénégalaises et africaines. 

De façon générale, ces critiques prétendent que la lutte «moderne» serait aux antipodes des formes traditionnelles de l’arène sénégalaise, avec les  «touss» (danse des lutteurs), les «bakk» (chants rimés, selon un style très recherché, et qui énumèrent ses performances) ou le «deuk» (duel ou piques que se lancent les lutteurs). Selon la même complainte ou tonalité nostalgique (qui convoque souvent un conservatisme non assumé ou un traditionalisme assez latent), la lutte aurait également dévié des préoccupations des pionniers de la discipline, comme le Français Maurice Voisin (qui y aurait introduit la frappe), Makhary Thiam, Adrien Fall, El Hadji Cheikh Ngom, etc.

De façon plus détaillée, voilà ce que donne l’énumération des arguments.

1° Ce qu’on appelle «professionnalisme» de cette discipline ne serait qu’une forme déguisée de son accaparement par de puissances financières et capitalistes. 

2° Au lieu d’éduquer ou de maintenir les élèves à l’école, la lutte pervertit (comme le «père» de la philosophie, Socrate, à son époque) les jeunes, et les détournerait des vertus de l’éducation.   

3° Elle ne produirait que des «voyous» et des «délinquants» : perversion qui signe l’immiscion de la violence dans l’arène et dans la société, en général. 

4° Les vertus sportives, comme le fair-play, le goût de l’effort, de l’endurance, la confiance en soi, cèdent la place à une confiance aveugle à de grossières superstitions et aux forces occultes. 

5° Son exportation vers les pays à forte concentration d’émigrés sénégalais ne serait qu’une façon pour certains organisateurs de fructifier les dividendes. Cette critique démasque donc un universalisme assez douteux. 

Pour l’essentiel des arguments donc, la lutte sénégalaise aurait perdu son «âme». 

II y a certainement du vrai dans ces remarques, de prime abord, assez sévères. Les critiques, comme le dit Jean Rostand, peuvent être savoureuses, parce que facteurs de progrès. Mais mener une analyse conceptuelle de cette pratique si passionnelle n’est pas aisé. II suppose d’abord de démêler les différents niveaux d’enchevêtrements des symboles et pratiques qui structurent son univers, et mêlant, intimement, sport, culture, tradition, religion, business et modernité. 

Le premier aspect de l’analyse a trait à l’expression culturelle. L’expert en arts martiaux, Oumar Danga Loum voit en cette discipline une pratique plus culturelle que sportive. Pour lui, le côté sportif en tant que tel ne commence qu’au coup de sifflet de l’arbitre, et peut durer quelques secondes, avec un KO expéditif. Mais tout ce qui précède n’est que culturel, de la signature du contrat jusqu’à ce fatidique moment T. Cela est tellement vrai que si l’on demandait aux ténors de se présenter au stade à quelques minutes du combat, seul, sans arsenal mystique, et en tenue de ville, l’arène se viderait, les sponsors fuiraient, et la discipline perdrait de son attrait. 

Ce qui nous permet d’inférer que la forte symbolique culturelle et folklorique, mystique, artistique, l’esthétique vestimentaire (très recherché des «amateurs»), les joutes oratoires entre «griots traditionnels», entre fans club, qui baignent les arènes africaines, exercent une fascination irrésistible sur des populations (en mal de sensations ou d’occupation) et sur les touristes et étrangers en mal d’exotisme. Cette discipline est, peut-être, à 90%, culturelle, et à 10%, sportive. Ce dernier aspect mêle la lutte traditionnelle à des techniques empruntées à la boxe, au judo et au karaté. D’où son côté hybride.  Son caractère universel fait penser aux pratiques voisines, comme le Sumo japonais (avec, formellement, un arsenal symbolique comparable aux croyances africaines), ou aux formes françaises, égyptiennes ou turques. La lutte «gréco romaine» aux Jeux olympiques ou « lutte simple » dans les pays de la (CEDEAO) sont assez illustratifs.

Le second aspect est lié à la controverse assez vive, mais en réalité, vide, entre éducation scolaire et la lutte elle-même. L’image des lutteurs est tellement dégradée dans l’imaginaire collectif qu’une profonde antinomie s’est créée avec celle des élèves symbolisant l’avenir du pays. Curieusement, malgré tout le brouhaha médiatique, aucune étude sérieuse n’est venue conforter l’idée de la désaffection vis-à-vis de l’école, à cause de ceux qu’on taxe injustement de « brutes écervelées ». Autrement dit, la dichotomie supposée entre sport et éducation parait insensée, comme si le sport lui-même n’était pas, comme le définissent les orientalistes et les philosophes antiques, une éducation et une discipline du corps. C’est une évidente absurdité d’inférer cette contradiction entre deux pratiques censées élever l’homme. Une institution, comme l’Unesco, œuvrant dans la diffusion de la culture et de l’éducation, pourrait, en rapport avec les experts du Ministère de l’éducation et ceux des sports, mener une étude sérieuse pour mettre fin à la polémique. (A suivre)


*Professeur de philosophie et de sciences politiques.

*Ancien chargé de programme à Amnesty International.

*Ancien consultant à l’Unesco.

<46>[email protected]











10 Commentaires

  1. Auteur

    Diop

    En Novembre, 2014 (10:32 AM)
    Bonne reflexion, Professeur.
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  2. Auteur

    Couz

    En Novembre, 2014 (11:26 AM)
    Merci Professeur

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    Auteur

    Gxx

    En Novembre, 2014 (12:44 PM)
    Ceux qui critiquent la lutte les soit disant intellectuels sont des complexés c'est eux dont l’école des blancs en a fait des pseudo-blanc et insultent tous ce qui appartient à leur propre culture (lutte, danse, musique...)
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    Auteur

    Lambidemb

    En Novembre, 2014 (14:56 PM)
    Très beau texte. Enfin une réflexion bien structurée sur la lutte.
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    Auteur

    Alloum

    En Novembre, 2014 (17:08 PM)
    Text un peu long.

    J'ai arrete apres la troisieme citation d'un francais..

    Mare de ces ecris assez/trop lourd.

    Un professeur doit pouvoir mieux faire.

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    Auteur

    Sam

    En Novembre, 2014 (19:39 PM)
    Merci pour ce cette belle réflexion. Il n'y a aucune ambigüité dans la lutte sénégalaise d'aujourd'hui, le seul problème est son manque de structuration. La lutte d'aujourd'hui est professionnelle, à un haut niveau sur le plan du Sénégal. La lutte traditionnelle aussi existe dans toutes les régions rurales, souvent pour les réjouissances publiques. Tous ces jeunes lutteurs aspirent à la renommée, tout comme les joueurs de foot. Une institution, comme une école de formation à la lutte, qui donnera une formation académique et une autre sportive. C que l'on appelle une formation SPORT/ETUDES.
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    Auteur

    Noreyny

    En Novembre, 2014 (19:55 PM)
    Arête ! Ça m'étonnerait que tu sois professeur. La lutte n'est q'une affaire de vauriens qui n'a aucune utilité pr notre pays à part le fait de transformer notre jeunesse à des cons et à des inconscients sans but ni objectif.

    Au lieu de produire qqe chose productive et utile tu NS engueule avec ce texte kilométrique et stérile.

    Je pense que les autres profs de ce pays ne sont pas comme toi sinon c' pkoi notre université produit de piètres cons.

    Va voir ailleurs!!!
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    Auteur

    Laye

    En Novembre, 2014 (10:35 AM)
    "La lutte sénégalaise, puisque c'est d'elle DONT il s'agit" ???? C'est d'elle QU'IL s'agit !!!! C'est tellement sénégalais, cette faute, que même les "prof de philo et de sciences po" n'y échappent pas... Le pays de l'académicien Senghor a bien changé... En tout, mais sûrement pas en bien !
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    Auteur

    Joobajubba

    En Novembre, 2014 (11:22 AM)
    Texte assez complet sur la lutte sportive... Mais il faut reconnaitre que cette lutte sénégalaise est devenue une lutte de barbare, de gladiateur... Il n'existe pas beaucoup de pays où les lutteurs se donnent des coups à poings nus... C'est une violence qui doit être dénoncée... Et ce n'est pas de notre tradition... J'ai horreur de la lutte sénégalaise avec frappe... On ne sait plus qui est le meilleur technicien, qui a le "gal-gal" le plus dangereux, le seul souci des lutteurs, c'est de soulever des fontes, de s'entrainer à la boxe... :sad: 
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    Auteur

    Lutte Point De Vue Culturel

    En Novembre, 2014 (18:28 PM)
    Jeunes, on a sillonné beaucoup de villages pour aller suivre la lutte traditionnelle. Cela n'a jamais eu d'impact négatif sur la scolarité de notre génération (bcp de bac + 3 à 8). La lutte matin midi soir dans nos chaines TV et la propagande ainsi que l'argent qui y annoncé ne profitent pas à la jeunesse actuelle.
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