MOUSSA TOURÉ, ANCIEN MINISTRE DE L’ÉCONOMIE ''Macky Sall s'est fait lui-même otage''

Le dernier remaniement ministériel, la nouvelle architecture gouvernementale, la traque des biens mal acquis, la nomination d'Abdoulaye Daouda Diallo à la tête du Département de l'Intérieur, toutes ces questions sont abordées dans cet entretien, par Moussa Touré, homme politique engagé doublé d'une casquette d'économiste. Pour cet ancien ministre de l'Economie et des finances (1990-1991) et Président de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) jusqu'en janvier 2004, les problèmes que rencontre le pouvoir prennent leur source dans l'alliance de départ qui a vu naître Benno Bokk Yaakaar (BBY), à la veille de la chute du régime de Wade. 

Quel commentaire faites-vous de la composition du nouveau gouvernement ?

Comme on le dit en sport, en football en particulier, on ne change pas une équipe qui gagne. Ce qui veut dire que quand une équipe ne gagne pas, on la change. Le président de la République a dû se rendre compte que son équipe gouvernementale ne réussissait pas les performances qu’il attendait d’elle.

Qu’est-ce qui, selon vous, explique ces contre-performances ?   

Dès le départ, il y a eu un problème de casting. Il y a eu des rectificatifs quelques mois après par le changement des ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères. Tout le monde à l’époque savait qu’il fallait des changements beaucoup plus profonds. Mais, en vérité, s’il y a eu ces erreurs de casting, c'est parce que la philosophie de constitution du gouvernement n’était pas bonne.

C’est-à-dire ? 

Le président de la République, comme des responsables de partis se sont dit : ''Nous allons gagner ensemble et gouverner ensemble''. Cela aurait pu être possible si, à ce moment-là, les différents protagonistes avaient mis sur la table leurs différents programmes. Cette coalition (Benno Bokk Yaakaar) est un aréopage de libéraux, de gauche, voire d’extrême-gauche. Donc, il fallait mettre à plat ces différents programmes, en faire l’analyse, la synthèse pour que chaque partie prenante puisse estimer s'y retrouver. Ne serait-ce en tout cas, qu'en partie. Cela n’a pas été fait. C’est le programme du président de Yoonu Yokkute qui a été pris. Les autres se sont dit : ''Nous avons gagné ensemble, nous allons gouverner ensemble sur la base d’un programme qui était différent des nôtres''. C’est une grosse tromperie dont les Sénégalais ont été victimes. Le partage de gâteau a accentué le dysfonctionnement dans le gouvernement. Sur la base des résultats obtenus par les différents candidats (à la présidentielle), on a dit : ''Tel a droit a tant de ministres.'' Puis on a communiqué des noms. J’aurais compris que le président de la République prenne ses responsabilités et dise par exemple : ''Vous avez un poste, proposez-moi trois noms pour que je puisse en choisir un.'' 

Vous semblez soutenir l’argument selon lequel le président Macky Sall est pris en otage

Je ne sais pas s’il est pris en otage ou pas. Il y a des situations où pour se cacher la face, on rentre dans une chambre et on s’enferme. On fait de soi-même un otage. Je crois qu’en l’occurrence, il y a les deux : il est en otage et s’est fait lui-même otage. C’est déplorable.

On critique la nomination d'Abdoulaye Daouda Diallo, à la tête du ministère de l’Intérieur ? Partagez-vous ces reproches ?   

Je n’aime pas m’occuper des personnes et je n’aime pas accuser sans preuve. Dans le monde entier, ce sont les responsables politiques qui occupent les ministères de l’Intérieur, de la Défense, les ministères de souveraineté comme on les appelle. En principe, ce n’est pas choquant. Ce qui est essentiel, c’est que, quel que soit ce responsable qui est mis à ce poste, il doit se comporter comme un républicain, un homme d’Etat.

Le limogeage du Premier ministre Abdoul Mbaye et du ministre du Budget, Amadou Kane semble donner raison à Idrissa Seck qui avait critiqué le choix porté sur des banquiers à ces postes. Est-ce qu’un bon banquier fait un bon ministre ?

D’abord, je me démarque de ces définitions sénégalaises. Lorsqu’on s’occupe un peu d’économie, on se dit économiste, lorsqu’on s’occupe un peu de droit, on se dit juriste. Un économiste, c’est quelqu’un  qui prétend obtenir dans ce domaine un prix Nobel (...). Cela dit, je ne pense pas qu’il y ait une formation qui prédispose à être ministre. Pour être un bon ministre, il vous faut des collaborateurs. Les directeurs techniques, les chefs de service dans la matière, etc., respectent vos connaissances, votre expérience, votre compétence, votre leadership. C’est comme cela qu’on peut faire marcher un ministère, du plus petit au plus grand. Cela permet d’éviter que les collaborateurs, par une mauvaise volonté, puissent vous amener à prendre des décisions ; en sachant que vous ne maîtrisez pas la matière. Donc, on peut être excellent banquier, professeur d’université, sans être un bon ministre. Le ministre a une équipe qu’il dirige et lui-même est dans l'équipe gouvernementale. Cela demande une culture, une expérience, les rouages les plus détaillés du fonctionnement de l’Etat. Moi, je suis inspecteur  des douanes de formation. J’ai eu, sur la base de cette  formation en économie, à faire mes pas et à gravir les différents échelons de l’Etat : fonctionnaire, haut fonctionnaire, directeur de cabinet, secrétaire général,  secrétaire d’Etat, ministre délégué avant d’être ministre. Ce qui fait que je n’avais pas de mal à assurer cette fonction parce que j’avais le temps de comprendre certains dossiers, les procédures etc.  

Peut-on en dire de même d'Amadou Bâ et Mouhamadou Makhtar Cissé, respectivement au poste de ministre de l’Economie et des Finances et du Budget ?

Il y a un avantage certain parce que ce sont des hommes du sérail. Tous les deux ont fait ce parcours. Amadou Bâ est entré aux Impôts deux ou trois ans avant que je ne quitte ce service en 1991. Il a eu, à cette époque, à travailler dans le cadre de l’implication des impôts dans la politique économique du pays. De ce point de vue-là, c’est un acquis par rapport à d’autres personnes qui ont été bombardées ministres...

Le Sénégal a prévu d’atteindre un taux de croissance de 5% d’ici 2015. Sur quel levier doit-il s’appuyer pour réaliser cet objectif ?

Quand le Sénégal prévoit cela en 2015, ce qui est proche, c’est certainement sur la base d’une évolution (…). Normalement, cela doit être fait à partir de critères. Ce que vous appelez ''levier''. Est-ce que c’est une volonté affichée ou est-ce qu’on a travaillé sur ce taux-là pour s'aménager les meilleures chances de l’atteindre ? Lorsqu’on observe le paysage économique du pays, je ne suis pas sûr que ce levier soit opérationnel. A l’arrivée du président de la République, il a mis en place beaucoup d’instruments comme le Fonds de garantie des Investissements Prioritaires (FONGIP),la Banque nationale de développement économique (BNDE), etc. A ma connaissance, ces structures ne sont pas opérationnelles.

Qu’est-ce qui cloche donc, selon vous ?

Une chose est de créer un instrument à partir d’une loi, un  décret, une autre chose est d’y mettre les moyens et les hommes qu’il faut pour qu’il fonctionne. Je ne suis pas sûr que les problèmes sérieux que rencontre le Sénégal dans les différents secteurs soient réglés. Vous prenez l’électricité, nous ne sommes pas au bout de notre peine. S’agissant de l’agriculture, je ne pense pas que des progrès significatifs aient été faits. Je ne suis pas non plus sûr que le secteur de la pêche et le secteur du tourisme puissent aujourd'hui tirer la croissance. 

La gestion du dossier de la traque des biens mal acquis est très décriée. Pensez-vous que les autorités iront jusqu’au bout ?

Je me demande si toute cette opération-là n’est pas une vaste escroquerie.

Et comment ?

Toute la vie du Sénégal est concentrée autour de la traque des biens mal acquis. On occulte presque l’ensemble des grands et vrais problèmes du pays. C’est à travers ce dossier que l’on donne des satisfecit aux uns et aux autres. L'escroquerie est congénitale à cette opération. Pour qu’un match soit clair, il faut des joueurs et des arbitres. Il faut que les arbitres soient indépendants des joueurs.

Vous voulez parler du nouveau ministre de la Justice, Me Sidiki Kaba ?

Je vais y venir. Mais dès l’instant où les arbitres eux-mêmes ont des intérêts par rapport aux équipes, le jeu est faussé. Or, pour les biens mal acquis, si on se réfère à la période allant de 2001 à aujourd’hui, les différents acteurs qui occupaient les différentes institutions, les organisations, des agences, des services, sont aujourd’hui divisés en deux. Une partie qui est dans l’opposition et qui fait l’objet de traque, une autre partie qui se trouve au sein du pouvoir qui est aussi comptable de ces dérapages qui sont déplorés. Aujourd’hui, ce sont des lampistes qui sont arrêtés à l’exception du fils de l’ancien président - son cas est trop chargé. Les autres se promènent à l’étranger impunément. Quoi qu’il en soit, je refuse que l’on évoque un texte qui puisse permettre à quelqu’un dont il est avéré qu’il a amassé indûment des milliards, de faire la médiation pénale.

Vous faites allusion au cas Tahibou Ndiaye, ancien patron du Cadastre ?

Je ne cite pas de nom. Il n’est pas le seul ; il y en a d’autres. Je prends le cas du patron de Suneor qui a hérité d'un patrimoine dans des conditions illégales. Si les faits sont avérés, non seulement la personne doit rendre compte mais la loi doit lui être appliquée.