Banteya : Au royaume de l'orgasme culinaire

Le quartier le plus in de la capitale n’est pas forcément celui le plus évident pour le grand public. Loin du chic de la Corniche ouest, ou des paillettes des Almadies, il se trouve en plein centre ville là où la fumée est reine et l’insalubrité un élément à part entière du décor. Qu’importe, car à «Banteya», on rit, on bouffe bien, on rencontre des personnages pittoresques et avec un peu de chance, on peut croiser une icône publique.

On raconte qu'après chaque show, Youssou Ndour y finit sa soirée. Pour ceux qui n'ont pas la chance alors de le rencontrer, avec un peu de chance, vous pourriez croiser la méga star de la World Music à "Bantiya". L'endroit, situé en face de l'Avenue Malick Sy, est bien connu des Dakarois, qui le fréquentent depuis 1957. Ne vous y trompez pas, le coin chic des Almadies n'est pas le seul Place to be à Dakar. Malgré, la promiscuité régnant sur les lieux, sa fumée aveuglante et ses installations de fortune, «Banteya» demeure l'un des coins les plus fréquentés de la ville. Vous y croiserez un écrivain connu, un artiste réputé ou le dernier lutteur en vogue. Son succès : une carte bon marché.  Manger bien pour presque rien du tout! 50 FCFA pour une brochette de viande panée ou grillée, c'est selon!

Il suffit de jeter un œil sur l'affluence des lieux pour se rendre compte que l’on se trouve dans l’une des places fortes de la capitale. Il n'y a pas d'heure pour les clients. Le restaurant tourne jusqu'à 4 heures du matin. Ici, les serveurs s'empressent, les clients se régalent et en redemandent encore et encore. Il n'y a pas une minute à perdre. Même pas en salamalecs!

En dépit des nombreux étals devant l'établissement, on ne peut pas rater l'entrée. La première personne que vous embarquez sur l'Avenue El Malick, vous y conduit.  L'endroit à la manière d'un "Tangana", une rangée de cinq tablées, conserve une ambiance particulièrement spéciale. Un peu mal éclairé à cause de la fumée qui s'échappe des fourneaux où grillent les brochettes de viande, l'endroit n'attire pas de prime abord. Et même, pour une première fois, l'on rechigne à y poser pied. Comme beaucoup de restaurants populaires, il parait insalubre. Des murs décrépits et noircis par la fumée, des capsules de bouteilles de boissons ornant le sol, ou encore des chats qui rodent entre les pieds des clients forment le décor surréaliste du lieu. Rien à voir avec les restos airsoft qui jalonnent les coins huppés de la capitale. L'endroit est cosy et chaleureux. On s'y sent un peu comme chez soi. On bavarde, on converse, on taquine avec l'inconnu d'un soir, comme si on était frères.  Inutile d'aller loin, on prend table  à l'entrée. Le nez envouté par les effluves de la viande grillée. Le plaisir des yeux est déjà garanti.

Des clients nommés Sembène, Baboye, Makhouredia Guèye…

 «Avec ou sans cancan ? ». A peine installé, le vendeur d'origine nigériane, dans un wolof de fortune,  annonce la couleur. Des brochettes de viande, enfourchées dans des brins de balais (ne craignez rien, ce sont des balais tout neufs): c'est tout ce que l'on vend ici, nature ou saupoudrées de cancan. Une sorte de semoule mélangée à de l'arachide pour paner la viande. Les amateurs de cancan ne se font pas prier. La femme assise à côté de nous en commande 10 pour commencer, avec un peu de moutarde et de la mayonnaise, bien entendu. Mais ne manque pas de jeter quelques piques au vendeur. "Pourquoi avez-vous mis une photo de Buhari (Ndlr: le président nigérian) et pas celle de Macky Sall. Vous êtes bien chez nous", lance-t-elle au vendeur. Celui-ci fait mine de ne pas comprendre. Et s'active à assaisonner ses brochettes. A peine 5 minutes plus tard, la marchandise est servie sur du papier. Et pour mieux sentir l'explosion de nos papilles, on mange à la main. Trêve de discussion! Aussi doux qu'une partie fine, c'est aussi bon que ça en a l'air. Un véritable orgasme culinaire.

58 et pas une ride

Dans ce petit coin de paradis qui sait mixer saveur et bonheur, on tente de percer le mystère. Mais, inutile d'insister, le vendeur refuse de livrer les secrets de sa recette. "Qu'est-ce que vous nous voulez? Qui êtes-vous? Nous ne faisons rien de mal. La nourriture est propre. Nous recevons régulièrement des agents du service d'hygiène et eux mêmes viennent se restaurer ici". Nos interrogations commencent à inquiéter le vieux Boukary. Flanqué derrière de grosses lunettes noires, le vieil homme, la soixante bien passée, commence à perdre patience. Ce Nigérian d'origine, installé à Dakar depuis 1957, fait partie des pères fondateurs de Banteya. Après quelques explications, Boukary se résout à nous parler. Mais, son voisin, un jeune enseignant, la quarantaine environ, se montre plus hostile à notre égard. "Qu'est-ce qui nous prouve que vous êtes journalistes? Ne leur parle pas, ils essaient simplement de nous soutirer des informations pour ouvrir le même commerce", dit-il au vieux Boukary. Mais grâce à l'intervention d'un jeune marchand  d'art sénégalais installé devant l'établissement, le vieil homme, comprend mieux notre démarche. Et finit par se laisser aller à quelques souvenirs. "Bantiya, a été établi bien avant l'indépendance, en 1957. Et depuis, nous occupons le même bâtiment, que nous souhaitons acquérir aujourd'hui pour le rénover", explique-t-il. «Banteya», repère des Libanais de Dakar, a toujours été fréquenté par la crème de Dakar. Bien avant Youssou Ndour, Baboye, Ousmane Sembène ou encore le comédien, Makhouredia Guèye y venaient souvent. " A l'époque, Sembène venait me chercher pour que je le coiffe. Et je me souviens qu'il raffolait des petites brochettes", confie-t-il. "Ne vous y trompez pas, tout le monde vient ici. Des politiciens, je dis bien tout le monde", avoue Boukary. "Même Macky Sall"?, taquine-t-on. "Non, nous l'avons jamais vu ici quand même", rétorque le vieux commerçant, qui aujourd'hui, fait figure de vieux sage dans l'établissement qu'il laisse sous la garde de ses enfants. Qui sait? Peut-être qu'il se fait livrer à la Présidence.