
La guerre d’octobre 1973 fut assurément la plus dangereuse pour l’Etat hébreu, celle qu’elle aurait pu perdre. Ariel Sharon retrouve son commandement du front sud, face à l’Egypte qui a réussi le tour de force de franchir le canal de Suez et de prendre pied dans le désert du Sinaï, occupé par Israël depuis 1967.
Ariel Sharon raconte dans les détails dans ses mémoires les confits qui l’ont opposé à l’état-major de Tsahal, un récit de la panique et de l’incohérence qui ont pu agiter les chefs militaires israéliens pendant toute la durée de cette guerre surprise.
En conflit avec les ordres venus d’en haut, il a un jour son supérieur hiérarchique direct, le général Gonen, à la radio :
« En fait de réponse, Gonen me passa un “savon” en règle, en hurlant dans l’appareil : si je n’obéissais pas aux ordres, je serais relevé de mon commandement – et tout de suite ! “Eh bien, viens ici et vois toi-même”, ai-je répété sans me démonter. “Non”, hurla encore Gonen. “Tu es révoqué, et à partir de cet instant même.” »
Face aux avancées égyptiennes, Sharon a l’intuition de vouloir traverser le canal pour prendre ses ennemis à rebours. Il le fait avec un feu vert fragile de ses supérieurs, faisant passer une colonne de chars sur un pont de fortune.
Mais l’état-major ne comprend pas sa stratégie et estime qu’il est en danger d’être encerclé, ce que ses observations sur le terrain ne confirment pas. Il se retrouve peu de temps après à une réunion du haut commandement israélien dans le désert. Il y a là le ministre de la Défense, Moshé Dayan, le chef d’état-major David Elazar, et le supérieur hiérarchique de Sharon, le général Hayim Bar-Lev, lui-même un ancien chef d’état-major :
« Bar-Lev a finalement ouvert la bouche pour dire d’un ton calme et en choisissant soigneusement ses mots : “La marge entre ce que tu as promis de faire et ce que tu as fait... est très grande.” Au même moment, j’ai ressenti une immense fatigue.
Après tous ces terribles combats et nos lourdes pertes, alors que nos morts gisaient encore pêle-mêle sur le terrain, parce que nous ne pouvions les évacuer, ce groupe de chefs tirés à quatre épingles et bien sanglés dans leurs uniformes, luisant de propreté et rasés de près...
Et lorsque j’ai entendu cette phrase : “La marge entre ce que tu as promis de faire et ce que tu as fait est très grande”, je me suis dit qu’il n’y avait qu’une réponse à cela : administrer à Bar-Lev une gifle en pleine gueule. J’en ai ressenti un besoin irrésistible.
Jusqu’à ce jour, j’ignore encore comment j’ai pu me maîtriser. »
Malgré ces engueulades, l’expédition de Sharon en terre africaine donne à Israël un avantage décisif à l’heure où se négocie le cessez-le-feu sous l’égide des Nations unies. Et reste dans l’histoire militaire israélienne un des plus grands faits d’armes de Tsahal.
Mais Sharon y gagne sa réputation de grande gueule et d’insurbordination, surtout après une interview donnée à un journal israélien début 1974, dans laquelle il dit qu’il aurait dû désobéir à certains ordres absurdes venus d’en haut pendant les combats...
Menahem Begin, le leader de la droite israélienne et un temps le mentor de Sharon en politique, a dit de lui un jour :
« Sharon est capable d’encercler le bureau du Premier ministre avec ses chars. »
En 1982, Ariel Sharon est ministre de la Défense, lorsqu’Israël doit faire face à une escalade de la part des groupes armés palestiniens à partir du Sud-Liban, protégés par l’armée syrienne du régime Assad (le père, Hafez).
Il convainc le gouvernement de mener une opération « limitée » au Liban, afin de repousser les Palestiniens à 40 km de la frontière, au-delà de la portée de leurs roquettes. Pas question, promet-il, d’aller jusqu’à Beyrouth.
La logique de guerre en décide autrement et, comme on le sait, l’armée israélienne se retrouve aux portes de la capitale libanaise, où se trouvent Yasser Arafat et les dirigeants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Ceux-ci finiront par être évacués fin août 1982 vers Tunis par la marine française, sur intervention de François Mitterrand.
L’armée israélienne opère en étroite liaison avec les Phalangistes chrétiens libanais, et Ariel Sharon a lui-même secrètement rencontré à Beyrouth, quelques mois, Pierre Gemayel, le fondateur des Kataëb (Phalanges) et l’ancien président libanais Camille Chamoun, deux dirigeants chrétiens.
Deux semaines après le départ d’Arafat, les miliciens phalangistes, en liaison avec l’armée israélienne qui contrôle la zone, s’apprêtent à « nettoyer » les camps palestiniens de Sabra et Chatila, où ils soupçonnent des combattants de se cacher avec des armes.
Sharon est au courant et, au cours d’une réunion du Conseil des ministres israéliens le 16 septembre, il reçoit un message l’informant que l’opération a débuté.
Le lendemain, écrit-il dans ses mémoires :
« De retour à la ferme, dans la nuit, je reçois à 21 heures un appel de Rafoul Eytan [alors chef d’état-major, ndlr]. Il venait de rentrer de Beyrouth, me dit-il, et il y avait eu des problèmes. »
« Problèmes »... Un euphémisme pour un carnage auquel se sont livrés les miliciens phalangistes, plusieurs centaines de morts, jusqu’à 3 000 selon certaines estimations, hommes, femmes, enfants, vieillards... A deux pas des positions israéliennes avec lesquelles l’action des miliciens avait été coordonnée.
Le choc est total, y compris en Israël où la guerre du Liban est déjà perçue par une partie de l’opinion comme « la guerre de trop ». Les manifestations pacifistes se multiplient, avec des foules records pour Israël, prenant pour cible Ariel Sharon, le « faucon ».

Sous la pression de l’opinion, nationale et internationale, le gouvernement doit nommer une commission d’enquête devant laquelle Ariel Sharon doit s’expliquer, comme le rappelle ce document de l’INA. Il y révèle notamment qu’il n’avait pas informé le Premier ministre, Mehanem Begin, de sa décision d’autoriser les milices chrétiennes dans les camps palestiniens.
Sharon est le coupable idéal, un profil de tête brûlée, au comble de l’impopularité, susceptible de tout prendre pour protéger le gouvernement. C’est ce qui se passe. Le verdict de la commission, dirigée par un juge, est sans appel : le ministre de la Défense a une « responsabilité indirecte » dans le massacre.
Même avec ce qualificatif d’« indirect », Ariel Sharon accuse le coup. Et, double peine, il réalise qu’il est lâché par ses « amis » politiques, en quête de bouc émissaire. Il écrit dans ses mémoires :
« Bien que m’attendant à ce genre de conclusion, j’étais révolté par l’accusation de “responsabilité indirecte”. Ce concept n’avait aucun fondement en droit israélien.
Mais, et c’est bien plus important, je savais au fond de moi-même que jamais je n’avais prévu ce qui était arrivé, malgré ma connaissance des affaires libanaises.
[...] Les juges ont peut-être décidé que, dans un traumatisme national, il fallait que quelqu’un reçoive le blâme. Quoi qu’il en soit, c’était une stigmatisation que je rejetais entièrement. »
Begin contraint Sharon à la démission, une blessure terrible qui lui rappelle une phrase que lui disait son père : « Arik, tu peux faire ce que tu veux, mais tu dois me promettre une chose. Ne jamais livrer de juifs. Jamais. »
Dans ses mémoires, il ajoute :
« Et maintenant, me disais-je, regarde ce qui vient d’arriver. Ceux-là même qui, alors, étaient les victimes, venaient de me livrer à la foule ; c’est bien cela qu’ils avaient fait. »
Il le dira d’ailleurs à Begin, le grand homme de la droite nationaliste, auquel il lancera un jour :
« Menahem, dis-je, c’est vous qui m’avez livré. »
A l’heure de sa mort, Ariel Sharon restera pour le monde entier le responsable de Sabra et Chatila. Mais jusqu’au bout, le guerrier n’aura accepté cette responsabilité, même « indirecte », et il n’y a pas, dans ses mémoires, le moindre regret.

Lorsqu’en janvier 2006, Ariel Sharon est tombé dans le long coma dont il ne se relèvera jamais, il a laissé les Israéliens avec une question à jamais sans réponse : qu’aurait-il fait du nouveau mandat à la tête du pays qu’il s’apprêtait à recevoir des électeurs ?
Car à près de 80 ans, ce soldat de l’extrême au parcours entâché de tant de sang, s’est réinventé en homme politique pas aussi « faucon » qu’on ne l’aurait imaginé.
En 2003, Sharon claque la porte du Likoud, son parti historique, et fonde une nouvelle formation de « centre droit » dans l’échiquier israélien, Kadima. Devenu Premier ministre, il déclare à la surprise générale que « maintenir 3,5 millions de Palestiniens sous occupation n’est bon ni pour eux, ni pour nous ».
Mais à la différence des travaillistes de Pérès et Rabin, qui avaient négocié les accords d’Oslo en 1993, dans l’impasse depuis l’assassinat d’Yitzhak Rabin en novembre 1995, Ariel Sharon choisit d’agir unilatéralement.
En 2005, il décide l’évacuation de la bande de Gaza, territoire palestinien dans lequel se trouvent trois zones de colonies juives. Il les fera sortir manu militari contre les cris de « trahison » lancés par une partie de la droite annexioniste qui ne comprend pas comme l’homme qui a incarné le mouvement de peuplement des territoires palestiniens a pu devenir celui qui chasse des juifs de « leur » terre.
Sa disparition, de fait, dès janvier 2006, laisse de nombreuses questions sans réponse, tant l’homme était secret et décidait seul :
Ces questions sont paradoxales au regard de l’histoire d’Ariel Sharon. Et pourtant, elles se posent.
Dans un texte profond publié dans le quotidien britannique The Guardian, quelques jours après l’accident cérébral de Sharon, l’écrivain David Grossman, pourtant lié à la gauche israélienne et au mouvement « La paix maintenant », écrivait :
« En un temps incroyablement court, Sharon s’est métamorphosé : il était l’un des hommes les plus haïs et redoutés de la plupart des Israéliens, il est devenu un leader respecté, accepté, et même aimé par son peuple. Il est devenu une sorte de figure paternelle, énorme, puissante, que les Israéliens sont prêts à suivre, les yeux fermés, là où il veut les emmener. Leur foi en lui est si grande qu’ils ne lui demandent même pas de leur dire dans quelle direction il va. »
Incroyable retournement de l’Histoire, même si nous ne saurons jamais, en effet, où il se proposait d’emmener les Israéliens. Mais il avait entamé quelque chose, que ses successeurs n’avaient ni la vision, ni la légitimité, ni la carrure pour poursuivre. Si tant est qu’ils aient su où aller.
Sharon disparaît véritablement au moment où Benyamin Netanyahou et sa coalition droite-extrême droite ne sont toujours pas décidés à « en finir avec l’occupation », pour reprendre la formule d’Ariel Sharon, celui de 2003. C’est ce constat qui donne du sens à la disparition d’un des derniers géants israéliens du XXe siècle, pour le meilleur ou pour le pire.
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