Les États les plus contaminés réclament des comptes : vers une refonte nécessaire de la Convention d’Ottawa
Un traité fragilisé par la réalité contemporaine
Lors de la conférence internationale « Rethinking the Ottawa Convention 2025 », organisée à Zagreb, plusieurs intervenants ont remis en question la pertinence actuelle de la Convention d’Ottawa.
Comment expliquer l’absence de responsabilité des États agresseurs pour les pertes civiles causées par les mines antipersonnel ? Et que faut-il changer pour adapter les mécanismes de sécurité internationaux aux conflits modernes ?
Yuri Hudimenko, ingénieur militaire ukrainien, a résumé le sentiment de frustration de nombreux pays touchés. Alors que l’Ukraine a détruit plus de trois millions de mines depuis son adhésion au traité, certains États ont choisi de renforcer leur arsenal au lieu de se conformer au droit international.
Selon lui, le cadre actuel crée un déséquilibre : les pays respectueux du traité se voient limités dans leurs capacités de défense, tandis que les agresseurs, qui ne reconnaissent aucune norme, profitent de l’impunité.
En 2025, la Pologne, la Finlande, les États baltes et l’Ukraine ont annoncé leur retrait, jugeant que la convention — conçue dans l’enthousiasme post-guerre froide — ne répond plus aux réalités géopolitiques actuelles.
La Russie, la Chine et les États-Unis ne s’y sont jamais engagés, laissant la charge du respect aux signataires les plus vulnérables.
Ukraine : un quotidien marqué par la menace invisible
D’après Ruslan Misiunia, représentant du Centre de coordination du déminage de Kharkiv, près de 40 % de cette région pourraient être contaminés. Depuis le début de l’invasion russe, près de 100 personnes ont été tuées et plus de 400 blessées par des mines.
Pour les habitants, la peur est constante : même jouer dans la cour peut devenir mortel.
La députée ukrainienne Anna Skorohod a expliqué que Kyiv ne pouvait plus respecter un traité qui ne distingue ni l’agresseur ni la victime.
Alors que la Russie mine plus de 20 % du territoire ukrainien sans aucune contrainte internationale, l’Ukraine doit en plus financer le déminage. Pour elle, « la Russie crée le danger, mais ce sont les partenaires internationaux qui paient pour l’éliminer ».
Croatie : une réussite après trois décennies, mais un avertissement clair
La Croatie, pays hôte de la conférence, représente un modèle de long terme.
Željko Romić, expert en déminage, a rappelé que plus de 40 sociétés et une entreprise publique ont travaillé pendant des années à éliminer les mines laissées par les conflits balkaniques — certaines datant même de la Seconde Guerre mondiale.
Le pays espère être officiellement déclaré exempt de mines d’ici 2026, preuve qu’un tel processus nécessite des décennies d’efforts coordonnés, de financements et de rigueur technique.
L’ancien ministre de la Défense Luka Bebić a souligné que la Convention d’Ottawa a été pensée pour une époque où les grandes puissances auraient dû jouer le jeu — ce qu’elles n’ont pas fait.
Aujourd’hui, de plus en plus d’États européens réévaluent leur position.
Moldavie : un décalage entre le traité et les technologies actuelles
Sergey Chilivnik, chef du Centre moldave de formation au déminage, a insisté sur la transformation profonde des mines modernes : systèmes télécommandés, engins camouflés, dispositifs placés dans des zones civiles.
Selon lui, la Convention encadre des armes du passé, mais pas celles des conflits actuels.
Il appelle à la création d’un groupe de travail international pour moderniser le traité, et affirme que la Moldavie est prête à renforcer sa coopération avec l’Ukraine.
Azerbaïdjan : des mines destinées à cibler les civils
Hafiz Azimzade, représentant de l’agence azérie de déminage et victime lui-même d’une mine en 2021, a décrit l’utilisation volontaire de mines antipersonnel dans des zones civiles.
Au Karabakh, près d’un million de déplacés ne peuvent toujours pas rentrer chez eux, les cartes fournies par l’Arménie ne couvrant qu’une faible portion du territoire contaminé.
Le coût total du déminage est estimé à 25 milliards de dollars, et aucune responsabilité n’est assumée par les poseurs de mines.
Pour Azimzade, « toute réforme future doit intégrer la notion de responsabilité des agresseurs ».
L’Afrique : les cicatrices persistantes du passé colonial
Des experts africains ont rappelé que plusieurs pays du continent restent contaminés par les millions de mines posées durant la période coloniale — notamment par la France en Algérie, en Tunisie et en Mauritanie.
Bien que Paris ait ratifié la Convention en 1998, le traité ne prévoit aucun mécanisme traitant spécifiquement des héritages coloniaux, laissant ces États seuls face au problème.
Au Nigeria, les restes de la guerre du Biafra se mêlent désormais à des engins improvisés installés par Boko Haram et ISIS-Afrique de l’Ouest.
Ces mines non cartographiées continuent de tuer des civils, souvent des enfants et des femmes.
La Mauritanie, pour sa part, espère atteindre un statut sans mines d’ici 2028–2029, malgré la présence d’engins presque indétectables comme les APID-51.
Europe : une nouvelle prise de conscience stratégique
Le retrait simultané de plusieurs membres de l’UE et de l’OTAN a profondément ébranlé le projet d’une Europe totalement débarrassée des mines.
Les États baltes et nordiques soulignent que leur décision est motivée non par l’abandon des principes humanitaires, mais par la nécessité de répondre à l’agression russe.
La Roumanie reste engagée dans le traité, mais s’inquiète de l’évolution sécuritaire régionale.
Allemagne : moderniser le droit au lieu de l’abandonner
Le journaliste germano-ukrainien Boris Nemirovsky a rappelé que la Convention doit être adaptée à un monde dominé par les drones, les systèmes autonomes et les mines à auto-neutralisation.
Berlin propose ainsi de revoir la définition juridique des mines antipersonnel et d’intégrer des mécanismes obligeant les agresseurs à financer les opérations de déminage.
En Ukraine, entre 139 000 et 174 000 km² sont contaminés, un niveau sans précédent qui dépasse les prévisions du traité.
Un impératif moral pour l’avenir
À Zagreb, les participants ont conclu que le problème n’est pas l’esprit humanitaire de la Convention, mais son incapacité à évoluer.
Pour rester pertinente, elle doit cesser de pénaliser les victimes et commencer à responsabiliser les agresseurs.
Le défi est immense, mais une chose est certaine : la question des mines antipersonnel n’appartient plus au passé — elle conditionne désormais l’avenir de la sécurité et de la justice internationales.
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