[Chronique] Le fou de Banjul

« Tout le monde peut faire des erreurs et les
 imputer à autrui : c’est faire de la politique »
Georges CLEMENCEAU

La diplomatie d’Abdoulaye Wade a eu un certain mérite, dont le moindre n’est pas de nous avoir arraché de l’ombre tutélaire de la France. La dénonciation des accords secrets de défense, qui nous assuraient une protection hypothétique contre l’aliénation de toutes nos ressources, quoique symbolique, est à mettre au crédit du président de la République. Pendant près d’un demi-siècle, la France nous prêtait à des taux inacceptables contre l’obligation que nous avions de lui acheter ses produits manufacturés et ses biens de consommation. En un mot, nous devions rendre d’une main ce que nous recevions de l’autre. Wade a le mérite d’avoir entrepris une remise en question qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait jamais osé, au risque de se mettre en danger et de s’exposer à un coup d’Etat. Le conseiller juridique du président de la République et son conseiller défense étaient des français, représentants permanents des intérêts de la France. Ils avaient leur mot à dire sur la composition d’un gouvernement, l’attribution d’un marché, la nomination d’un général. Tout ce qui plaisait à la France convenait au Sénégal. 

Les choses ont bien changé. Pour s’en rendre compte, il suffit de compter le nombre de véhicules asiatiques et américains qui circulent à Dakar et le nombre de banques africaines qui s’implantent dans la capitale. Le rôle de la France est aujourd’hui réduit à celui d’un comptoir commercial. Son rôle de gendarme de l’Afrique est terminé, sa mission de police du continent ne peut plus s’exercer que sous la tutelle de la communauté internationale. Il existe encore des mercenaires à la mallette comme Robert Bourgi qui entretiennent l’illusion de la « françafrique ». Nicolas Sarkazy rêvait de cette France foccardienne il y a quelques mois encore, quand il donnait à Laurent Gbagbo un ultimatum d’une semaine pour quitter la Côte d’Ivoire. La France a encore fait preuve de cette même arrogance pendant la révolution tunisienne, quand elle promettait une « coopération policière » au pouvoir de Ben Ali. Son nouvel ambassadeur à Tunis, porteur de ce projet moribond, a été obligé de présenter des excuses publiques au peuple tunisien. L’initiative appartient, non plus aux régimes, mais aux peuples d’Afrique. Sur ce point, Abdoulaye Wade est seul à ne pas avoir compris que sa prophétie d’avril 2000 s’est bien réalisée, l’ère des coups d’Etats est terminée en Afrique. Tout ceci, pour dire que le président de la République a bien fait de privilégier la coopération multilatérale et de multiplier nos partenaires commerciaux. La diversification de nos échanges avec le monde était devenue une condition nécessaire à l’expression de notre souveraineté. Je rappelle à dessein une idée chère au président de la République, qui faisait remarquer à des entrepreneurs sénégalais qu’en laissant Vincent Bolloré contrôler les chemins de fer et le port de Dakar, nous lui laissions un pouvoir de contrôle sur toute la sous-région et aussi le droit de nous imposer ses prix. Bien vu ! 

Mais voilà qu’au lieu de garantir notre souveraineté, la nouvelle option prise en matière de coopération la compromet. J’ai, ici même, attiré l’attention sur le danger qu’il y avait à encourager la coopération avec les Etats voyous d’Asie centrale. Pas parce qu’il fallait remettre en cause cette nouvelle orientation de notre économie, mais parce qu’il fallait y mettre un ordre auquel Abdoulaye Wade est vraisemblablement hostile. Au bout du compte, son activisme brouillon n’a produit que des échecs et mis en danger notre pays. Dubaï Port, présentée comme la plus grande recrue du siècle, cherche maintenant à abandonner ses activités Port autonome de Dakar. Tout ce que les Chinois avaient promis de réaliser, ils le subordonnent maintenant au respect par le Sénégal de la contrepartie financière. A part inonder notre marché de taxis jaunes iraniens et de gadgets pékinois, la diplomatie d’Abdoulaye Wade n’a eu pour effet que de nous isoler du reste du monde et de nous mettre en danger. 

Ce qui vient de se passer avec l’Iran est la preuve que ses prétendus amis se moquent de son intelligence. Pendant qu’Ahmedinejad nous vendait ses véhicules, il se livrait à un commerce beaucoup plus lucratif avec le voisin gambien et le Mfdc. Yaya Jammeh a effectué moins de visites à Téhéran qu’Abdoulaye Wade et son fils Karim, mais il a été plus efficace. Il s’occupait de vente des armes à nos rebelles, pendant qu’Abdoulaye Wade s’occupait des grandes idées et de paix dans le monde. C’est une belle leçon de réalisme qu’il nous sert. 

J’ai été traité de tous les noms quand, au mois d’octobre, j’ai interpellé le président de la République sur cette affaire de cargaisons d’armes et les conséquences qu’elle pouvait avoir sur la vie de nos soldats. Tout ce que nous ne voulions pas entendre est sorti de la bouche du ministre des Affaires étrangères. L’ambassadeur d’Iran à Lagos a publiquement confirmé que non seulement les 13 containers, déclarés comme du matériel de construction, étaient destinés aux « fermes de Kanilay », donc à Yaya Jammeh, mais il a indiqué que deux cargaisons semblables étaient déjà livrées dans le village du président gambien. Cela veut dire, concrètement, que les armes saisies, « des mortiers 107 mm, des roquettes pour attaquer des cibles statiques et soutenir l’infanterie au sol, des obus et des missiles antiaériens » selon les détails donnés par l’ambassadeur d’Iran à Lagos, sont déjà dans les mains des rebelles du Mfdc. L’Etat-major de l’armée ne fait aucun mystère sur la désormais supériorité militaire des rebelles, qui désignent leurs cibles et planifient leurs attaques selon leur convenance. Les troupes restent maintenant dans leurs cantonnements et prient pour que les rebelles, installés le long de la frontière avec la Gambie, ne les attaquent pas. C’est illusoire de penser qu’avec les moyens limités que nous avons, nous pouvons maintenant gagner la guerre. L’issue aurait été peut-être différente si les dizaines de milliards qui ont servi à la construction du monument de la renaissance et à l’organisation du Fesman avaient été utilisées pour équiper notre armée. Là encore, le président de la République fait preuve d’un manque de discernement et d’une désinvolture assimilables à de la trahison. Pendant toutes ces années, c’est avec l’argent du contribuable qu’il tentait d’obtenir la coopération des chefs rebelles, pendant que les soldats qui se battaient pour nous défendre couraient derrières des indemnités journalières de 300 francs Cfa. 

Nous ne pouvons plus maintenir nos relations diplomatiques avec la Gambie sans manquer de logique et de cohérence. Ce n’est pas l’Iran qui a fourni des armes au Mfdc, mais bien la Gambie. Quand cette affaire a éclaté, en novembre 2010, Yaya Jammeh a formellement démenti son implication dans cette affaire, alors que la commande était destinée aux Fermes de Kanilaï. Il s’était livré à des attaques d’une rare violence contre l’Etat sénégalais et les journalistes. Ce n’est pas avec le peuple gambien que nous devons rompre, mais avec son dictateur. C’est en isolant Jammeh et en boycottant le bac de Farafegny que nous exprimons notre solidarité au peuple de Gambie, qui ne mérite pas son sort. Il nous faudra imaginer le moyen de le libérer du joug de ce sanguinaire qui passe son temps à s’armer et à armer des rebelles pour attaquer nos soldats. De cette libération dépend l’avenir de la Casamance et de tout le Sénégal. Mais quand vient le moment de faire face au dégénéré de Banjul, Abdoulaye Wade fait preuve d’une rare mollesse. Depuis 18 ans, Yaya Jammeh est resté tel qu’en lui-même, trouble et fantasque. Le docteur honoris causa a fêté dans l’euphorie le quatrième anniversaire de l’invention de son remède contre le Sida, en imposant aux malades, qui en meurent, un traitement à base de banane et d’huile d’arachide. Mais s’il faut aux Gambiens se débarrasser de Jammeh, il nous faut nous aussi décider du sort d’Abdoulaye Wade. Il a lamentablement échoué sur principal engagement, celui de ramener la paix en Casamance en 100 jours. J’observe tous les jours les Sénégalais faire face aux pires souffrances et j’en suis devenu admiratif. Je ne sais toujours pas comment ils trouvent le courage de patienter.

SJD