Le troisième homme

« Le vrai politique, c’est celui qui sait garder
son idéal tout en perdant ses illusions »

John KENNEDY

S’il fallait une preuve de la défaite des politiques et de l’impuissance de l’opposition à s’entendre sur un candidat unique, la candidature d’Ibrahima Fall en est une et elle nous interpelle. Cet homme aurait pu jouer un rôle comme celui assigné aujourd’hui au président Amadou Mokhtar Mbow, en étant le juge moral d’une confrontation électorale qui s’annonce rude et éprouvante. Ils ont des parcours si similaires, à une vingtaine d’années de distance, que nous aurions souhaité les voir ensemble, jouer le rôle qui devait être le leur, dans le cadre des Assises nationales. Ibrahima Fall était avec les officiers supérieurs de l’Armée nationale, les grands entrepreneurs, les universitaires et les hauts fonctionnaires internationaux qui forment le creuset de l’élite intellectuelle de ce pays, la preuve que ces Assises n’étaient pas seulement dédiées à l’opposition. Elles étaient l’émanation du peuple sénégalais tout entier. Désormais et c’est cela la première conséquence de son engagement dans cette présidentielle, la parole du « professeur » fera moins qu’avant autorité et son objectivité sera plus qu’avant questionnée. 

Loin d’être une surprise, cette candidature annoncée suit une tendance notée ces dernières années parmi certains cadres de la Diaspora, dont l’intérêt manifesté pour la politique rompt avec la médiocrité ambiante et la montée de politiciens sans emploi et souvent sans éducation. Le débat politique et économique sur le devenir du pays en sera enrichi. Il s’agit d’une évolution notoire, mais il ne faut pas trop vite l’assimiler à un progrès. J’expliquerai plus loin pourquoi. 

Pour le moment, bornons-nous à dire que si une offre politique de cette nature nous est faite à un moment aussi important de notre histoire par l’homme que voici, c’est qu’elle correspond à une demande que la classe politique dans son ensemble n’a pas su combler. Ce besoin est celui d’un homme nouveau. Il s’agit d’un besoin existentiel que des hommes « étrangers » à la politique vont tenter de combler. Certains se sont déjà prononcés et d’autres le feront sans doute dans les semaines à venir. 

Nous sommes comme atteints du syndrome du troisième homme, The Third Man Factor, que les psychologues anglo-saxons ont emprunté à l’explorateur John Geiger. Les hommes qui se trouvent dans des situations de survie extrême ou en danger de mort ont l’illusion d’une présence, celle d’un homme doté de tous les pouvoirs pour les sauver. Ce sentiment est renforcé par le fait que tous ceux qui prétendent aujourd’hui à la présidence de la République ont participé à la gestion passée ou présente du pays. Le peuple sénégalais est à la recherche d’un nouveau prétendant, mais il ne sait à qui se donner. Il ne s’entend plus avec celui qui est déjà là et ceux qui veulent le faire partir n’arrivent pas à s’entendre. Voilà où nous en sommes. 

La béatification d’Ibrahima Fall, son élévation au statut d’homme providentiel devant l’opinion est la conséquence de l’incapacité de l’opposition à dépasser ses susceptibilités et à s’entendre autour d’un programme commun porté par un candidat unique. Tout le monde se met à dire « pourquoi pas moi », parce qu’il n’y a personne. Je ne crois pas que ce soit la marque d’un désintérêt pour la politique, bien au contraire. Les Sénégalais ne disent pas par là qu’ils ne veulent plus des hommes politiques, mais qu’ils en veulent de vrais, capables de taire leurs ambitions rivales et leur opportunisme radical. La volonté de recourir à un homme nouveau pour conduire les affaires du pays est bien réelle, il faut s’en convaincre. Je ne pense pas qu’elle soit profonde au point de changer le comportement électoral fondamental des populations. La majorité intellectuelle qui s’exprime sur ce point n’est pas la majorité sociale qui ira voter. Je pense que c’est l’opposition stérile entre l’Afp et le Ps qui engendre des ambitions au sein de la société civile et c’est cette situation qui pousse les populations sur traces de ce troisième homme. 

Mais la politique ne se fait dans ce pays qu’au travers des organisations partisanes dont la vocation première est la conquête du pouvoir. Toutes les tentatives initiées en dehors des organisations politiques, qu’elles viennent des marabouts ou d’autres segments de la société civile ont échoué. Depuis deux siècles, les intellectuels ont participé activement à la vie politique nationale en intégrant ou en créant des formations politiques. C’est aussi un fait que malgré le foisonnement des partis politiques qui se comptent par centaines, la vie politique nationale s’est toujours structurée autour de deux formations rivales conduites par deux hommes rivaux. 

Les Sénégalais n’ont jamais confié leur destin à un homme, du premier coup. Ils ne lui ont jamais accordé leur confiance, quand il n’est pas issu d’une formation politique. Les candidats dits de la « société civile » n’ont jamais atteint 5% dans une élection parce que les populations ont toujours sanctionné le mélange de genres. C’est la mise en garde que j’ai adressée à tous les amis de la société civile qui voulaient s’engager dans cette course à la présidence de la République. En leur rappelant que la vocation de la société civile n’est pas de prendre le pouvoir, mais de servir de contre-pouvoir.

Pour revenir à Ibrahima Fall, il est sans doute un de nos plus brillants cadres. Mais il n’est pas l’homme nouveau qu’il prétend être. Ses états de service sous l’ancien régime sont nombreux. Si une partie de l’opinion a souhaité son implication dans la politique, c’est qu’il a la virginité qu’offre l’éloignement à l’international et la distance avec les problèmes du pays. Je ne crois pas pour autant qu’il soit l’homme qu’il nous faut. On ne peut pas s’engager à une présidentielle, non pas sur la base d’un programme connu ou de solutions pertinentes, mais avec comme seule offre différentielle, le fait d’être « apolitique et que les politiciens ont échoué ». Qu’est-ce qui nous garantit votre réussite monsieur ? 

Etre président requiert que l’on soit à l’écoute des aspirations de son peuple et surtout aux-avants postes des combats pour ses droits légitimes. Mais la présence d’Ibrahima Fall au Sénégal a été aussi rare que sa voix inaudible. On ne l’a jamais entendu s’exprimer sur les souffrances des populations, les problèmes dans le monde rural, le recul des libertés, les problèmes énergétiques ou la baisse du pouvoir d’achat des populations. Je ne l’ai pas entendu descendre dans une localité pour s’enquérir des conditions de vie des populations. Je ne l’ai jamais vu manifester dans la rue au nom des populations ou exprimer ses opinions dans la tribune d’un journal. Pour dire vrai, il me sera difficile de distinguer sa voix de celle de n’importe quel autre sénégalais. Nous ne savons rien de cet homme. Et surtout, il n’a décliné aucun programme à partir duquel l’opinion pourrait se faire une idée de ce qu’est son projet de société. Ibrahima Fall doit être soutenu parce qu’il est Ibrahima Fall.

C’est un droit légitime que de se présenter à une élection présidentielle. Mais je pense qu’on ne peut pas être à ce point éloigné à des préoccupations de ses concitoyens et prétendre un beau jour les diriger. Ce que je viens dire vaut pour Jacques Diouf et tous ceux qui sont tentés de l’imiter. Nous ne pouvons pas magnifier le culte du sénégalais savant et de l’homme providentiel que nous sommes sensés combattre. Abdoulaye Wade en était un.

SJD