[ CHRONIQUE ] Les marquises de Wade !

« Le comble de la suffisance intellectuelle
est de croire qu’on peut apprendre
quelque chose en s’écoutant monologuer »
Philippe BOUVARD

La marquise de Sade, femme honnête immortalisée dans un roman de Gérard Badou, avait tout abandonné pour un homme, le marquis de Sade, délinquant au passé trouble qui sera plus tard emprisonné pour des sévices faits aux femmes dans la France des Lumières. C’est ce destin lugubre qui a inspiré quelques bonnes dames, conduites par Serigne Mbacké Ndiaye, le nouvel Assane Bâ du palais de la République, pour monter un mouvement du même nom. Pour coller cette nouvelle appellation à ces jeunes femmes qui se sont laissé berner, le nouveau chaman d’Abdoulaye Wade a enlevé le S pour le remplacer par un W tout court. Et Sade est devenu Wade. N’importe qui se serait senti insulté, mais Laye Sopi n’a que faire du scrupule, quand il s’agit de renforcer son pouvoir personnel. Son nouvel idéologue a lui-même épuisé son stock lexical et ne lui sert plus que du « Wade assure, rassure et gagne » comme nourriture. Le consommateur d’idées se contente bien volontiers de ce repas léger. L’instrumentalisation de la femme, premier contingent électoral de ce pays, prend parfois des tournures rigolotes. Avant les marquises de Wade, il y avait les Amazones de Wade, elles-mêmes détrônées par les Linguères de Wade. Ces femmes ont dans leur poitrail haletant un seul homme, l’octogénaire de Kébémer et voudraient le faire réélire pour un troisième mandat.
Abdoulaye Wade doit être vraiment désespéré, pour se livrer à de telles frivolités. Mais voilà ce qui arrive quand un homme pense seul. Il ne se trompe jamais, puisqu’il est seul à penser. Il ne se trouve personne pour lui dire « monsieur, à partir de ce moment, vous tombez dans le ridicule ». Toutes les pensées dissidentes sont accusées de trahison, tous les objecteurs de conscience remplacés par des idiots consentants. On ne pourra jamais dire par quel procédé l’ancien garçon de course de Mamadou Diop, qui prétend sans convaincre qu’il a passé son brevet, a pu devenir le maître à penser d’Abdoulaye Wade. Il n’y en a plus dans ce pays que pour l’inconnu Serigne Mbacké Ndiaye. Il n’a aucune base politique, mais la télévision nationale le suit partout. Dès qu’il sent le viseur de la caméra s’approcher, le ministre conseiller tire la manche de sa chemise pour laisser apparaître sa grosse montre argentée. Ce serait le signe, chez les libéraux, qu’il est un grand intellectuel, et l’homme le fait bien. Bravo Serigne Mbacké Ndiaye !
C’est une tournure étrange qu’à prise le Pds à partir d’un moment précis, l’avènement de l’alternance. Abdoulaye Wade décidait sans doute seul. Il fallait, dans le contexte de l’époque, une forte autorité, nécessaire face aux assauts du Parti socialiste. Fara Ndiaye s’en accommodait aussi bien que tous les autres grands cadres du Pds, puisqu’il expliquait que Wade était le plus grand bailleur du Pds. Abdoulaye Wade décidait seul, mais il ne pensait pas seul. Ses cadres parmi lesquels d’éminentes personnalités comme Marcel Bassène et Boubacar Sall, lui avaient donné le droit de décider à leur place, jamais celui de penser à leur place. Même quand la nouvelle génération de cadres, dont les études ont été parrainées par l’actuel président, est arrivée dans les instances dirigeantes du Pds, la réflexion et l’apport en idées n’avaient jamais manqué. Abdoulaye Wade était d’un autoritarisme et d’une fermeté certains quand il s’agissait de prendre des décisions graves, mais nous tous qui le fréquentions trouvions un homme ouvert au dialogue. Il y avait entre les cadres politiques d’expérience comme Abdoulaye Faye et les jeunes intellectuels fraîchement sortis des universités et des grandes écoles, un franc respect qui n’empêchait pas l’expression passionnée des idées. Plus tard sont arrivés les jeunes étudiants issus de la lutte syndicale universitaire, pour former le Mouvement des élèves et étudiants libéraux. Ils seront rejoints par de nombreux jeunes cadres pour monter la Cis. Nous aurions été injustes d’affirmer qu’il ne s’entendait dans les instances de ce parti, que la parole d’un seul homme. Il existait, dans le Pds, une tradition de débat qu’on ne trouvait pas dans de nombreux partis de gauche. Même les départs de cadres conduits par Serigne Diop et Ousmane Ngom ont été précédés de débats doctrinaux au cours desquels l’autorité d’Abdoulaye Wade a été sinon contestée, du moins questionnée. Les départs ainsi que les entrées dans les différents gouvernements d’Abdou Diouf étaient précédés de longs débats. L’ancien opposant aimait à ce point discuter qu’il lui arrivait, au cours de ses tournées électorales, de réveiller les journalistes qui l’accompagnaient au milieu de la nuit, pour « échanger ».
Mais derrière le démocrate autoproclamé se dissimulait un autre homme. Depuis qu’il a pris les reines du pouvoir, Abdoulaye Wade est devenu la mesure de toute chose. Le promoteur du consensus est subitement revenu aux catégories élémentaires du manichéisme : on est son ami ou son ennemi. On entrait plus dans son bureau que pour des hochements de tête. Tous ceux qui étaient hier à l’avant-garde du combat contre le Ps marchent maintenant la pointe du canon collée à leur dos. Ils sont devenus prisonniers de leur propre camp. Me vient encore en mémoire l’enthousiasme avec lequel Abdou Fall avait rejoint Abdoulaye Wade. Il est maintenant réduit au silence, en même temps qu’Abdoulaye Faye. Ne s’activent autour d’Abdoulaye Wade que des va-nu-pieds sans aucune légitimité, venus flatter son égo pour lui soutirer de l’argent. Je ne connais encore aucun responsable du Pds représentatif, qui ait baigné dans ce complot visant à faire de Karim Wade un président de la République. Tous ceux qui s’agitent sont des mercenaires sans vergogne. Si le pouvoir changeait, ils changeraient de conviction pour l’accompagner. Leur volonté est pour l’heure celle de celui qui les nourrit. Mais le problème du leadership de Karim Wade a pour principal obstacle Karim Wade lui-même. Un homme qui n’a aucune expérience ni de l’Etat, ni de la politique ne peut pas s’inventer meneur d’hommes. Pour l’imposer à la tête de ce pays, il faudrait le faire par la force.
Or, depuis qu’il a été réélu, Abdoulaye Wade travaille à asseoir systématiquement son pouvoir personnel à tous les échelons de l’Etat, pour nous imposer son choix le moment venu. Il est seul à l’Assemblée nationale, seul au Sénat et seul à la présidence de la République. C’est pourquoi, contrairement aux inquiétudes exprimées par de nombreux observateurs, l’implication de personnalités de la société civile est le signe que ce pays reste debout. La défaite d’Abdou Diouf n’avait pas nécessité autant d’engagement. Mais c’est à la mesure de la complexité des défis que nous pose Abdoulaye Wade. Un homme n’avait jamais été aussi loin. Voir Youssou Ndour et Serigne Mansour Sy s’unir, malgré ce qui les sépare, est un signe d’espoir. Jamais, depuis l’indépendance du Sénégal, des personnalités d’origines diverses ne se sont autant mobilisées autour d’un seul et même objectif, le départ d’Abdoulaye Wade. Il faut maintenant y ajouter le départ de Karim Wade. Puisqu’en plus de nous soumettre à sa volonté, Abdoulaye Wade veut nous imposer celle de son fils.
SJD