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CONTRIBUTION: La mort de Monsieur Kéba Mbaye, ou la disparition d’un défenseur de l’éthique

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CONTRIBUTION: La mort de Monsieur Kéba Mbaye, ou la disparition d’un défenseur de l’éthique

Je passe d’un monde à l’autre

Dans la transparence de sphère plus vastes

Dans le reflet du songe

Et les variations où balancent les heures

Nicole Barrière, 2003

 

 

C’est par les câbles du Midi, « Seneweb », que nous avons appris la mauvaise nouvelle, le décès de l’un des membres de notre comité d’Ethique et du Conseil d’Orientation et de Surveillance, Monsieur Kéba Mbaye. Ce décès nous a d’autant plus surpris que nous étions en train d’élaborer le programme du premier Retour aux Sources (Home Coming) de la diaspora Sénégalaise, où les membres de notre comité d’éthique, Monsieur Kéba Mbaye en compagnie de Messieurs Amadou Makhtar Mbow,  Lamine Diack, Pierre Sané, de Madame Eva Maris Coll-Seck devaient jouer des rôles essentiels. 

Nous préparons ces rencontres sous l’égide de ces personnalités et nous voulions contribuer au renforcement de la démocratie et à la mise en place de contrats de développement entre tous les enfants du Sénégal. Certes, cette démarche implique que nous tenions compte des racines sociales de la mésentente, mais aussi que nous insistions sur l’importance de la confiance et de l’éthique. Or, précisément tel est le créneau de Monsieur Kéba Mbaye.

Dans un style à la fois incisif et brillant, Monsieur Mbaye, virtuose de l’expression orale et écrite, nous a fixé les balises. Sa conception de l’éthique se fonde sur des repères assurés : religion, société, culture, histoire, mais aussi matérialité de la vie. En se projetant lui-même dans la trame de ces articulations, Kéba Mbaye s’éloigne de l’instrumentation du droit pour des objectifs politiques et pose le problème du symbolique et de l’imaginaire par rapport au réel - comme le fit Lacan. Il sait de quoi il parle. Lorsqu’il questionne le politique, le droit, l’échange, il réfléchit sur la justice, la médiation, la solidarité. Il s’agit, répétons-le, de déchiffrer l’énigme, autant dans la théorie construite que  dans les attitudes et comportements observés.

Pour que l’éthique soit, nous fait comprendre Monsieur Mbaye, il faudrait le construire avec le peuple, non seulement en fonction des situations présentes, mais aussi en fonction des héritages du passé et des prévisions pour demain. Quoi de plus paradoxal, dès lors, que de penser dans un même socle deux principes contradictoires : continuité de la tradition et discontinuité produite par la modernité.

Telle est l’énigme que pose Kéba Mbaye dans sa conceptualisation de l’éthique. Il cherche à avancer, aussi loin qu’il le peut, du côté de la connaissance et de l’action. Lui-même, héritier de la dualité culturelle et de ses contradictions entre une légitimité coutumière autochtone et une légalité coloniale ou étatique importée, Monsieur Mbaye arrivait toujours à élaborer dans un style à la fois brillant, incisif et ondoyant, la question de l’éthique. Cette démarche est difficile à entreprendre dans un continent malade, mais rappelons-le, à l’instar de son ami Cheikh Anta Diop, Kéba Mbaye trouve un appui dans la pensée anthropologique et historique africaine, mais aussi dans la pensée philosophique, juridique et sociologique occidentale. Par les questions qu’il se pose sur sa société, le Sénégal est pour lui, un lieu qui lui offre une sorte de “ miroitement ” où il peut puiser du sens. Mais, il ne s’arrête pas là, il relit les auteurs classiques et contemporains, et  vérifie, confronte au terrain africain, leur souplesse ou leur rigidité.

Cette démarche lui permet de montrer que l’éthique doit être  substantialisé, c'est-à-dire qu’il doit prendre corps dans le corps social.  Remarquons la sensibilité de cette approche, car il lui faut soulever attentivement, comme à la trace, les pierres, une à une, qui constituent les jalons de l’énigme. Les questions qui lui permettent de cerner la largeur de cette problématique et en donner des orientations claires sont celles-ci : peut on guérir du politique ? Comment sortir de la pathologie de la modernité, lorsque les recours traditionnels semblent inopérants ?  Comment des pays et des peuples affaiblis, vulnérables, dont le développement est à construire avec l'assistance de ses enfants, vont-ils aborder ce siècle qui semble s’ouvrir sur des violences dans le symbolique ? Comment encourager le peuple à réinvestir les dimensions d'un quotidien qui ne se résume pas à des considérations esthétiques ? Que faire lorsque l’éthique ne guide plus les actions, les décisions, la volonté de certains dirigeants politiques ? Que faire, lorsque la globalisation ou l’ultramodernité morcelle le corps social ?

Comme le médecin qui prononce des paroles pour calmer les maux du patient, Kéba Mbaye cherche toujours à trouver des mots pour calmer la douleur du peuple. Il suggère une méthode d’objectivation des institutions à partir d’un examen clinique des symptômes de la République. La technicité de son discours, indispensable à la réalisation d'actes efficaces, est, elle aussi subordonnée à une démarche plus vaste.

Cette démarche[1] qu’il partage avec les membres de notre comité d’éthique consiste à ne jamais séparer les valeurs concernant le corps social de celle concernant les corps individuels. Ainsi, alors que Monsieur Mbow (à l’Unesco) a  mis en place des garde-fous ou conserver les mémoires de l’humanité à travers le Traité International de Conservation du Patrimoine Historique Mondial, Messieurs Diack (à la Fédération Internationale d’Athlétisme) et Monsieur Mbaye (au  Comité International Olympique) ont promu et développé les pratiques sportives. C’est dire que ces Messieurs ont bien compris l’importance et l’imbrication de la mémoire, du corps et de l’éthique. Pour eux, l’esprit comme le corps sont des lieux d’archivage des expériences éthiques. Dès lors, il n’est pas surprenant que la compréhension du lien entre l’éthique et le sport soit portée dans les plus grandes instances sportives et intellectuelles par des enfants de l’Afrique.

En fait, il est très difficile pour un observateur qui n’est pas habitué à la culture africaine de saisir le lien corps individuels et corps social. Pour nous sénégalais, l’importance de ce lien nous est perceptible depuis notre enfance. Dès l’enfance, on lave les individus dans des eaux bénites ou on leur donne des gris-gris pour se prémunir du danger, des attaques extérieures. On peut dire que dans notre culture, même l’oralité constitue dans une certaine mesure, une forme d’écriture sur le corps physiologique et social. Que ce soit pour les préceptes ou les prières et les célébrations des rituels religieux, les dispositions éthiques et les conduites suggérées associent l’esprit au corps. La pratique magique ou religieuse associe  le corps au bon ou au mauvais œil.  De ce point de vue, le corps individuel ou social est un lieu de légitimation des pratiques religieuses et éthiques.

A ce titre, insistons-y, ce digne fils de l’Afrique qu’est Kéba Mbaye ne pouvait  qu’apportait  au niveau des instances internationales du sport cette vision du corps comme lieu d’archivage de l’éthique. En tant qu’intellectuel, il est conscient que les  modes d’incorporation et d’administration du vécu et de l’imaginaire peuvent être différents d’une culture à une autre, mais les lieux symboliques et réels de stockage sont toujours dans la mémoire et dans le corps (individuel ou social). Cette approche dialectique du particulier et de l’universel, du local et du global, l’amène comme Senghor à s’intéresser à la « civilisation de l’universel”. Il se pose la question suivante : que (qui) doit soutenir l’unité de ces contradictions (tradition/modernité, éthique des convictions et éthiques de la responsabilité) ? Quel est le noeud de ces pluralités de conditions du peuple?

Le traitement de ce paradoxe exige de longs développe­ments, mais  ce  qui est clair est que c’est dans l’analyse de l’Etat de droit que nous pourrons trouver des réponses. En fait, gérer la chose publique c’est poursuivre des actions ayant des  finalités complémentaires et souvent radicalement opposées.

Comme chez Max Weber, Kéba Mbaye marque la différence entre éthique des convictions et éthique de la responsabilité. L’étique des convictions est le lieu d’exercice de l’idéologie, des passions, de la démesure, alors que l’éthique de la responsabilité est le domaine de la raison, de la mesure.  Il procède ainsi à un renversement des priorités : la logique politique sensée reproduire et faire appliquer les convictions, doit être mise au service d'un dessein nouveau et singulier (la responsabilité). Le rôle de l’Etat est grosso modo de maintenir et d’améliorer les passerelles institutionnelles. 

En effet, les fonctions généralement attribuées aux institutions sont de montrer l'unité, la continuité de l'Etat par une égalité des chances pour tous les enfants de la République, et permettre l’épanouissement des citoyens. Pour que l’Etat incarne une certaine identité nationale, il faudrait qu’il permette que la continuité des réseaux de socialités soit effective, mais aussi que les formes de mutualités nationales ou locales prennent corps dans la nation. C’est dire que l’éthique va de pair avec la confiance. La confiance est un indicateur de la température générale de la société ;  lorsqu'on constate une méfiance généralisée, on peut se demander si la crise n'est pas plus profonde qu'elle ne paraît.

De ce point de vue, la seule issue favorable semble se trouver dans l'anticipation des explosions sociales, en mettant en oeuvre des systèmes d'intermédiation pour la résolution des contradictions sociales et économiques. La confiance qu'accordent les individus aux institutions dépend de la possibilité que celles–ci offrent pour réaliser leurs représentations sociales et culturelles. Lorsque cette offre de perspectives et de garanties est faible, alors, les institutions sont elles-mêmes considérées comme des éléments perturbateurs de l'équilibre social. La question double essentielle à se poser est donc celle de savoir : quelle confiance le peuple accorde aux institutions supposées le représenter et quelle place les hommes, censés garantir la bonne marche des institutions, accordent à la confiance ?

Sans aller dans les détails, disons–le, le degré de confiance, positif (confiance, foi) ou négatif (méfiance, défiance), permet aussi de mesurer la légitimité voire la souveraineté de l’Etat. En fait, s’interroger sur la place de la confiance et de l’éthique dans la gestion de la chose publique c’est s’interroger sur les représentations des institutions. Les pratiques sociales et économiques, surtout dans une économie cloisonnée  dépendent des figures et des zones de confiance que produisent les différents services, hommes et produits auxquels le peuple a recours. Lorsque les acteurs économiques et sociaux à tort ou à raison, ont l’impression que leurs demandes de services ne sont pas prises en compte, il s’opère un début de légitimation des institutions.

On peut à juste titre considérer que le développement de certaines pratiques informelles est une forme de contestation d’une légalité étatique non légitime aux vues du peuple. Ainsi, dans la durée le l’accroissement des pratiques informelles n’est plus simplement le signe d’une maladie qui serait d'ordre psychosomatique de la société confrontée aux transformations économiques et sociales, mais bien d’une maladie très grave : une crise de légitimation. Les pratiques informelles généralisées constituent une forme de défiance.

De ce point de vue, on peut dire que Kéba Mbaye voyait juste en insistant sur l’importance de l’éthique. En effet, dire que l’éthique est nécessaire pour l’harmonie sociale, c’est montrer que la pratique démocratique n’est pas simplement un phénomène de gestion de la chose publique, mais c’est aussi prendre en compte ce qui permet de jouer la vie démocratique : l’éthique. L’éthique, c’est ce qui renvoie d’abord au croire et à la confiance qui font la réalité du social comme lien. Pour que la démocratie fonctionne, il faut que les institutions soient investies, crues, aimées en leurs symboles. Pour ce faire, il faudrait que les personnes censées garantir la démocratie soient également dignes de confiance. Dans notre pays, l’importance du  sacré et du religieux peut permettre de mieux consolider la démocratie. Car le sacré et le religieux sont au cœur de l’échange. Nous n’allons pas développer ici cet axe, mais même dans le rapport à la dette, le religieux et le sacré sont des atouts.

En mettant au centre du développement les contraintes de l’éthique (la pratique, le comportement transparent, le rôle modèle) Kéba Mbaye nous donne à réfléchir sur les institutions de la République. Insister sur l’importance de l’Ethique et de l’Etat de Droit, c’est exprimer un désir, un amour, de son pays. Le rapport à l’éthique est un rapport affectif et objectif à sa nation, c’est la raison pour laquelle elle est aussi constitutive de  la citoyenneté.

Au total, nous croyons que les résultats que corroborent toutes les analyses de Kéba Mbaye sur l’éthique, c’est de montrer, que ce qui est sous-jacent à l’éthique c’est une logique de légitimation qui demeure à la base de la confiance et qui est particulièrement visible dans les comportements civiques. Par conséquent, nous pensons que Mr Mbaye touche ici, aux problèmes essentiels de la gouvernance qui viennent converger dans une vision du développement économique. Rappelons-le, aussi, Kéba Mbaye ne cherche pas à affirmer à partir de son expérience, une sorte de recettes d’éthique, mais, il cherche surtout à montrer l’existence d’un socle traditionnel et moderne fécond où l’on peut puiser des ressources et prêter attention à la symbolique des faits politiques et  des pratiques institutionnelles.

En synthétisant dans cette contribution la démarche de Kéba Mbaye, nous voulons non seulement souligner la largeur et l’importance de son œuvre, mais aussi révéler l’extraordinaire complexité de la démocratie. Nous aurions pu aussi montrer sa trajectoire, mais, il nous semble important d’insister sur une petite partie de l’œuvre d’un homme qui a accepté de nous accompagner, nous ses fils dans notre vision du Sénégal et de l’Afrique. En effet, se cantonner à sa trajectoire risquerait de nous enfermer dans une logique qui n’est pas la nôtre. Comme chez Amadou Makhtar Mbow, ce qui nous inspire chez Kéba Mbaye c’est plus la grandeur de l’homme que sa réussite personnelle. La grandeur de l’homme c’est mettre sa réussite personnelle à la disposition de la communauté (des autres, présents passés ou qui viennent).   Comme des médecins, ces hommes -là (Kéba Mbaye, Amadou Makhtar Mbow, Lamine Diack et tant d’autres), par leurs actes, nous autorisent à toucher l'intimité du corps social malade. Chers pères, rassurez-vous, nous n’allons pas tenter d’entrer dans une relation de dépendance, mais nous allons nous servir de votre technicité, en respectant votre éthique pour travailler nos méthodes qui respectent l’intimité de ce corps social.

Nous demandons pardon d'avance à ceux qui se sentiraient blessés par notre contribution. Nous ne cherchons pas à enfoncer la plume dans la plaie d'un quelconque organe en souffrance du corps social ou individuel. Nous voulons juste pointer du stylo l'œuvre d'un homme et  de suivre et poursuivre très logiquement ses principes qui balisent notre chemin.

Cher père, repose en paix. Votre grandeur nous inspire à Re-Source/ Sununet.

Pour Sununet / Re-Source (REncontre des Sénégalais pour une Organisation Utile des Ressources de la Communauté des Expatriés www.sununet.com )

Lamine Sagna, Professeur a Princeton University



[1] De même, les autres membres de notre comité éthique ne séparent pas le corps qu’il soit individuel ou social de l’éthique (Eva Marie Coll-Seck, au niveau des instances internationales de la santé0 et (Pierre Sané autant à Amnesty International qu’à l’Unesco).



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