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Les intellectuels et la politique au Sénégal : Quand l’esprit du gladiateur fausse les règles du jeu

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Les intellectuels et la politique au Sénégal : Quand l’esprit du gladiateur fausse les règles du jeu

Pour être efficace, l’intellectuel qui s’investit en politique au Sénégal doit savoir renoncer à ses ‘réflexions profondes et à son esprit critique’. Tel est, en substance, le sens des propos que nous avons retenus de quelqu’un qui avait visiblement l’étoffe d’un chargé de la propagande d’un parti représentatif, lors d’un débat politique. Comme on pouvait s’y attendre, cette analyse abracadabrante qui se passe de commentaire avait eu l’effet d’un principe directeur à retenir, comme dans un cours de travaux dirigés en sciences politiques, par la bonne dizaine d’auditeurs à la fois éberlués et fascinés par ce franc parler à couper au couteau. Pour notre part, ce bout de phrases a la valeur d’un précis politique incroyablement bien résumé, un véritable bréviaire connu de certains acteurs de la vie politique sénégalaise.

Sans faire un procès d’intention à ce qui serait vraisemblablement la valeur de l’action politique des intellectuels en situation, au regard des ‘règles de jeu’ auxquelles ils sont invités à souscrire, ces propos ont quand même le mérite de susciter l’intérêt à porter un regard critique sur le comportement des acteurs politiques. En effet, le jeu politique sénégalais rappelle un peu le Colisée, sous les empereurs romains Vespasien et Titus, où l’esprit et le trophée du gladiateur lors des duels épiques, à l’issue mortelle, faisaient de la raison et le sens de la mesure dans les actes de cruauté face à l’adversaire les valeurs les moins partagées. Rapporté à la dérive paranoïaque qui saisit l’espace de conquête des suffrages au Sénégal, le triomphe du politicien intellectuel serait alors, dans bien des cas, difficilement autre chose que le sacre d’un renoncement à une mission noble au profit de l’appel d’une arène en folie qui lui tisse une éphémère couronne en lauriers.

Lorsqu’un citoyen se propose de délivrer son peuple de l’étau de la pauvreté et de tous les maux qui assaillent nos fragiles équilibres socioculturels et économiques à travers un projet de société dont il est porteur, il mérite assurément respect et considération pour s’être investi volontairement de l’une des missions les plus nobles de l’humanité. Si cette vision est partagée par des centaines de personnes acceptant toutes de servir leur société avec abnégation, on ne peut logiquement s’attendre qu’à une synergie des efforts parce que le but poursuivi par les uns et les autres reste identique. A la lumière de ce postulat, le sens de l’action politique, souvent exprimé en ces termes par les acteurs du quatrième secteur d’activité, ne saurait s’accommoder de contradictions insolubles et de querelles de positionnement à l’intérieur comme à l’extérieur des partis, sans transformer la société en une véritable arène où règne l’esprit du gladiateur avide de trophée et de gloire populaire.

Le Sénégal fait partie des pays où les intellectuels s’investissent le plus dans la politique. Selon les périodes, de brillants esprits se sont illustrés par leur engagement dans la lutte, à l’échelle de l’Afrique, pour l’affirmation de l’identité culturelle de l’homme noir, puis l’autodétermination qui mit fin aux empires coloniaux des anciennes puissances impérialistes. La mise en place de l’Etat moderne du Sénégal a nécessité, par la suite, la mobilisation d’une partie importante des ressources humaines formées à l’école française constituant progressivement les cadres supérieurs et moyens de l’administration.

Jusqu’à une période récente, l’université de Dakar, actuellement Université Cheikh Anta Diop, a su garder une position d’élite dans le peloton des établissements d’enseignement supérieur les plus prestigieux en Afrique. Les années 1980 ont cependant ouvert une nouvelle ère, celle de la descente massive des universitaires dans l’arène politique. Qu’ils soient scientifiques, historiens, hommes de lettres, juristes, philosophes, sociologues, pour ne citer que ceux-là, beaucoup ont subrepticement quitté l’université pour s’investir dans la politique, sevrant brutalement des générations d’étudiants avides de savoir et de solides repères intellectuels. Au département d’Histoire de la Faculté des Lettres et Sciences humaines que nous connaissons le mieux, les étudiants de notre génération se souviennent encore des professeurs Iba Der Thiam et Abdoulaye Bathily pour la qualité de leurs enseignements et ce qu’ils représentaient dans la formation de nos jeunes esprits face aux grandes idées qui agitent le monde. Dans les autres facultés, ainsi qu’à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, des départs ayant des effets similaires sont enregistrés. Les énormes opportunités de réalisation qu’offrent les universités anglo-américaines et européennes ont, par ailleurs, entraîné une fuite de cerveaux laissant sur place ceux qui ont choisi d’assurer la relève en s’investissant dans la recherche et l’encadrement des étudiants malgré les sollicitations de l’extérieur.

Les motivations profondes de ceux qui sont descendus dans l’arène politique sont certainement fondées sur de fortes convictions au regard de leur statut d’élite reconnu par leurs pairs. Beaucoup ont en effet senti à travers les discours de ces porte-étendards des creusets de bouillonnement intellectuel que sont les universités, la ferme volonté de participer à la vie politique nationale dans l’espoir de faire partager la vision de leurs projets de société. L’ouverture démocratique qui avait, quelques années auparavant, permis aux courants de pensées non-conformistes de sortir de la clandestinité, avait déjà créé les conditions de l’élargissement de l’espace d’expression politique plurielle.

Les deux décennies qui nous séparaient de la fin du second millénaire, furent marquées par les dures années de la période d’ajustement structurel, l’affermissement du régime socialiste défiant un front social contestataire de plus en plus organisé, la politisation à l’extrême des hautes sphères de l’Etat, le rôle déterminant du pouvoir de l’argent en tant qu’instrument de contrôle d’une bonne partie de l’électorat et les contradictions fatales entre les héritiers de Senghor. Dans ce contexte politique particulier où règne déjà en maître l’esprit du gladiateur intraitable, les intellectuels qui ont seulement en bandoulière leur savoir académique et leurs réflexions critiques caractéristiques des milieux universitaires, étaient loin de disposer des ‘armes conventionnelles’ en usage pour tirer leur épingle du jeu.

Dans l’âpre compétition pour la conquête et le contrôle du pouvoir, l’opportunisme et la ruse politique se sont progressivement substitués à l’éthique dans les rapports humains et les bonnes manières que l’on exige tant à la jeunesse devenue rebelle parce que désemparée. On n’oubliera pas de sitôt l’image de ce président de groupe parlementaire qui esquissa ce fameux pas de danse de trop à l’annonce du verdict de l’infortune de la victime du jour de l’arène politique. Devant le sarcasme et l’acte outrageux de vengeance, le devoir de justice venait de perdre tout son sens en suscitant la répugnance et l’indifférence. Le plus grave est que des milliers de jeunes Sénégalais et d’ailleurs se sont parfaitement retrouvés dans la symbolique de ce type de geste bien connu de leurs petits espaces de jeux, lorsqu’ils font la fête à un de leurs camarades en mauvaise posture. L’imagination fertile des enfants n’a certainement pas manqué de conclure que le monde des adultes a aussi ses moments de jeu, avec cette différence de taille que celui-ci se passe ici au niveau de l’espace politique d’où sortent les élus occupant le sommet des institutions de la République.

L’image peu reluisante du jeu politique sénégalais dessert en vérité l’intellectuel qui veut rester soi-même, parce que forcément désarçonné par la bassesse de certaines pratiques et la nature des discours versant dans l’invective. Une seule alternative s’offre alors à lui, faire comme tout le monde et être comme tout le monde pour s’adapter, ou se retirer de cet espace de compétition permanente qui n’est pas le sien, afin de garder sa position d’avant-poste dans la production du savoir et la réflexion profonde et libre sur les tares de sa société. Evidemment, cette seconde option est celle de l’intellectuel qui se remet sur son piédestal en renonçant courageusement aux postes de privilèges et aux profits faciles, souvent sources de gros ennuis.

Les acteurs de la classe politique, qui créent et entretiennent les conflits par la surenchère dans le seul but de contrôler la situation afin de négocier en position de force, brillent à chaque fois par leur incapacité à surmonter, à l’interne, leurs propres contradictions. Malgré sa façade lustrée, la démocratie sénégalaise reste encore limitée dans la production, par elle-même, de puissants mécanismes d’autorégulation nécessaires à la réalisation de grands consensus pour la sauvegarde des intérêts supérieurs de la nation. Sous le régime socialiste de Diouf comme celui libéral de Wade, ce sont les milieux religieux qui jouent le rôle de régulateurs sociaux lors des crises politiques graves, en puisant dans nos ressorts culturels et spirituels les éléments de persuasion capables de faire fléchir les positions partisanes des protagonistes. Les intellectuels qui sont au cœur de la mêlée de la scène politique, perdant de fait le statut prestigieux du médiateur impartial, sont les grands absents de ces cadres supérieurs de concertation et de réconciliation nationale.

L’une des plus grosses déceptions que le peuple sénégalais a connues, a été les contradictions internes qui ont fait voler en éclat la cohésion de l’équipe victorieuse ayant permis l’alternance en mars 2000. Peu importe les raisons avancées par les uns et les autres pour faire endosser la responsabilité de la rupture au camp adverse. Pour les citoyens qui ont accordé leurs suffrages à l’opposition triomphante, l’alternance politique n’avait de sens que par ce qu’elle pouvait apporter aux populations en souffrance en termes de réduction de la pauvreté, sous son expression la plus large, et de stabilité, gage d’un développement harmonieux et durable.

L’actuelle équipe dirigeante a certes fait des résultats, mais la participation de tous ceux qui se sont retrouvés dans l’opposition, de manière compréhensible, aurait permis des avancées plus significatives dans l’œuvre de construction nationale.

Les perdants des déchirements politiques, ce ne sont assurément pas les cadres supérieurs ou moyens qui sont déjà des privilégiés. Les ‘professionnels’ du secteur, même non lettrés, parviennent eux aussi à tirer leurs marrons du feu, en faisant chanter à volonté le leader politique local dopé par le mirage de ses ambitions, et à qui ils soutirent un peu ‘de ce qui appartient à tout le monde’, pour reprendre la célèbre formule en usage dans ces milieux. Les véritables sinistrés de l’arène politique, c’est le monde rural de manière générale, les populations déshéritées des banlieues des grandes villes et les milliers de jeunes qui bravent la haute mer, comme si l’Europe s’était par enchantement rapprochée du continent africain.

L’observation du paysage politique sénégalais nous renvoie en définitive l’image d’un champ de bataille où les acteurs, hommes et femmes de tous les âges, s’affrontent sans concession pour des honneurs et des carrières professionnelles jamais stabilisées. Il n’y a pas de régions ou de localités significatives au Sénégal où les politiciens ne se signalent par le choc de leurs ambitions, provoquant souvent de profonds déchirements jusque dans les familles. Sous le prétexte commode de servir la société, chacun essaie de se tailler un destin fabuleux comme dans des époques hors temps en tentant de surclasser, d’une manière ou d’une autre, ses adversaires.

Sans prêcher l’inertie et encore moins le fatalisme stoïcien, il est quand même raisonnable que l’on se rende à l’évidence que la bonne centaine de présidents ou de secrétaires généraux de partis politiques qui aspirent à la magistrature suprême ne peuvent mathématiquement pas y accéder tous. Y renoncer pour certains, par réalisme, ne suffit pas pour nous préserver des conséquences de la surenchère politique. Car les pièges à éléphants courants que les partis se tendent, souvent à perte dans le jeu des alliances à ruptures programmées, font encore le lit de la transhumance politique et des échecs retentissants soldés par des actes d’allégeance avilissants pour sauver la mise.

Les acteurs politiques doivent revoir leurs comportements observables et arrêter de s’offrir en spectacle, car aucun de leurs faits et gestes n’échappe aux citoyens grâce aux moyens modernes de diffusion et de communication de masse. L’espace d’animation du jeu politique ne saurait s’identifier au Colisée de l’antiquité romaine où le roi se voyait souvent réclamer, par son peuple, du pain et surtout des jeux à l’honneur de l’esprit guerrier ambiant dont il était lui-même le premier adepte.

Ousmane NGUEME Inspecteur de l’Enseignement Doctorant en Histoire Ide de Bakel [email protected]



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