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LIBRES ECHANGES AVEC… Jacques Berthelot, Economiste, spécialiste des politiques agricoles : Les Ape vont appauvrir encore plus les pays d’Afrique

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LIBRES ECHANGES AVEC… Jacques Berthelot, Economiste, spécialiste des politiques agricoles : Les Ape vont appauvrir encore plus les pays d’Afrique

Au moment où l’Union européenne accentue sa pression sur les pays en développement, surtout ceux d’Afrique de l’Ouest, pour arriver à une conclusion des Ape, des voix continuent de s’élever pour mettre toujours plus en garde les pays du Sud sur les dangers liés à ces accords, malgré les pressions de l’Europe. Parmi ces vigies, Jacques Berthelot, membre de l’Ong française Solidarité, est l’une des voix les plus autorisées, par la qualité de ses recherches. Sa mise en garde a donc tout son poids et sa pertinence.

Pensez-vous que les Ape qui se négocient entre l’Europe et l’Afrique sont porteurs de développement pour nos pays du Sud ?
Aucun des pays aujourd’hui industrialisés, n’a pu se développer sans avoir fortement protégé ses producteurs agricoles contre les importations. Le malheur est que, dès les années 1980, dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, le Fmi et la Banque mon­diale ont obligé les pays en­dettés d’Afrique, dont le Sénégal, à réduire leurs protections aux im­portations. Mais, dans les années 1990, les négociations à l’Omc, ont abouti à ce que les pays les plus pauvres comme le Sénégal, n’étaient pas astreints à réduire leurs protections, même s’ils avaient été contraints à le faire par le Fmi et la Banque mondiale. Ensuite, il y a eu l’Accord de Cotonou en 2000, sous la pression des pays latino-américains exportateurs de banane, qui se sont plaints à l’Omc qu’il n’était pas normal que, lorsqu’ils exportent leurs bananes dans l’Union européenne, ils paient des droits de douane exorbitants, alors que les pays Acp bénéficient des accords de Lomé qui leur permettaient d’exporter sans droits de douane dans l’Union européenne. Ce conflit de la banane a été à la base de l’Accord de Cotonou, dans lequel a été programmée l’obligation de transformer ces accords non réciproques qui permettaient aux pays Acp, d’exporter sans droits de douane en Europe. Alors que ces pays Acp pouvaient maintenir leurs droits de douanes aux importations des produits venant de l’Europe, au même titre que les importations venant du reste du monde. Mais à la suite de cette plainte des pays latino-américains, l’Accord de Cotonou a transformé cet accord de Lomé en disant qu’à partir de 2008, ces accords non réciproques allaient tomber et seraient transformés en accords de libre-échange. Ce dernier étant défini comme devant représenter au minimum 90% des échanges.
Comme l’Union européenne importait déjà, sans droits de douane, 97% des produits agricoles des pays Acp, elle a donc dit qu’elle allait importer 3% de plus, ce qui laissait aux pays Acp, la possibilité de maintenir une protection sur 20% de leurs importations. Mais c’est très insuffisant, car malgré la persistance de ces accords de Lomé jusqu’à présent, les pays Acp ne se sont pas développés. Au contraire, ils se sont appauvris. Et le fait qu’ils se soient appauvris en maintenant leurs droits de douane, montre qu’il est contradictoire de leur demander de démanteler leurs droits de douane sur 80% de leurs importations. Ils ne se sont pas développés avec les préférences, et on pense qu’ils pourront se développer sans ces préférences, c’est absurde !

Néanmoins, comment peut-on expliquer  que ces pays Acp ne se soient pas développés malgré tous les avantages obtenus de l’Ue? La Thaïlande et les pays d’Amérique latine paient tous les droits, et ils ont pu décoller…
Mais les conditions d’exploitation ne sont pas les mêmes. En Amérique latine, ils ont des conditions de compétitivité bien meil­leures, et des plus grandes exploitations. Et quand on parle des avantages financiers reçus du Fonds européen de développement, c’est ridicule. Et les quelques 11 milliards d’euros du Xème Fed, divisés par les quelques 900 millions d’habitants des pays Acp, j’ai calculé que cela ne faisait pas plus de 4euros par habitant et par an. C’est-à-dire, même pas un paquet de cigarette. C’est ridiculement faible. Et en plus, dans la négociation des Ape, l’UE n’a pas voulu mettre un sou de plus, sous prétexte qu’il y a le Fed pour cela. On peut dire qu’à ce niveau des négociations, les positions de l’Union européenne sont économiquement, politiquement et socialement inhumaines, injustes et injustifiées. Au point que la Cham­bre des communes au Royaume uni a voté une résolution en 2005, condamnant les négociations et demandant leur arrêt. La Chambre des députés de l’Assemblée nationale française a également, en 2006, émis un vœu du même ordre, disant que c’était criminel de vouloir exiger la dé-protection des pays Acp. Et l’actuelle Garde des Sceaux de François Hollande, Christiane Taubira, avait fait un rapport au président Sarkozy sur les Ape, en recommandant aussi leur arrêt, parce que c’était contre-productif. Et l’ex-gouverneur de la Banque centrale du Nigéria, avait dit qu’exiger la signature des Acp revenait à condamner les pays de la Cedeao à un nouvel esclavage.

Néanmoins, il est difficile d’imaginer que c’est dans une intention d’appauvrir davantage les pays Acp que l’Ue persiste dans la signature des Ape. Elle a besoin de consommateurs, et des consommateurs riches qui lui assureraient des débouchés, non ?
C’est un raisonnement «économiciste» à très courte vue qui les pousse à continuer. Aucun pays aujourd’hui industrialisé n’a jamais pu se développer sans avoir une agriculture performante.  Les premières formes d’industrialisation ont été les industries agroalimentaires, auxquelles on peut ajouter le textile, avec la transformation du coton, etc. De plus, même l’Ue aujourd’hui maintien des droits de douane infiniment plus élevés que ceux des pays d’Afrique sur ses produits alimentaires de base. Elle ne met pas des droits de douane lorsqu’elle im­porte des fèves de cacao ou des graines de café vert, mais sur les produits laitiers, elle a un taux de douane moyen de 96%. C’est à dite que l’UE n’importe aucun produit laitier autre que ceux de la Nou­velle Zélande, depuis que le Royau­me uni est entré dans l’Union en 1973. Sur les céréales, les droits moyens sont de 50%, sur les viandes congelées c’est 65%, et 60% sur le sucre. Alors que dans votre zone, les droits de douane sont de 5% sur les céréales, la poudre de lait, 10% sur le riz, et 20% maximum sur les viandes et tous les autres produits. Et la cinquième bande à 35% n’est pas encore opérationnelle. L’exem­ple le plus intéressant, c’est le Kenya, qui a progressivement relevé ses droits de douane sur la poudre de lait, qui étaient à 25% en 1999, à 40% en 2002, et à 60% en 2004. Et depuis, le pays qui était importateur net des produits laitiers, est devenu exportateur net. La consommation de lait par tête d’habitant est de 105 litres, alors qu’elle est de 17 litres en Afrique de l’Ouest. Et dans cette consommation, les importations représentent 35% des parts. C’est un exemple qui montre que la protection est indispensable et efficace pour promouvoir la production. Cela permet d’avoir des prix rémunérateurs, compte tenu des subventions très faibles que l’on peut recevoir des Etats ou des pays de l’Ocde. Ces prix rémunérateurs permettront aux producteurs d’autofinancer leurs investissements, d’augmenter leurs rendements et leur production. C’est cela la souveraineté alimentaire. C’est le fait de pouvoir fonder les politiques agricoles sur les prix rémunérateurs.

Pourquoi les Africains n’ont-ils pas obtenu cela partout ?
C’est le piège des pays occidentaux lorsque qu’ils négociaient l’Accord sur l’agriculture à l’Omc, en janvier 1995. Il faut dire que les politiques agricoles ont été changées sous la pression des firmes agroalimentaires, par lesquelles passent 95% des produits alimentaires consommés. Elles ont obtenu de faire baisser les prix des matières premières agricoles, en demandant de compenser la perte des revenus des producteurs par des subventions publiques. Et l’Union européenne et les Etats-Unis, qui avaient négocié ensemble l’Accord sur l’agriculture, avant de le faire adopter par tout le monde, se sont arrangés pour classer les subventions selon trois catégories. Les subventions interdites, ou du moins qui devraient être fortement limitées – celles qui sont accordées aux exportateurs, dans la boîte rouge. Les subventions internes, qui ont un effet de distorsion des échanges, dans la boîte orange. Les subventions fixes, mais qui imposent aux producteurs de produire pour les percevoir, la boîte bleue. Puis, en 2003, ils ont changé, et dit que les agriculteurs vont pouvoir toucher les subventions sans même être obligés de produire. C’est la boîte verte. Parce que lorsque l’Accord sur l’Agriculture avait été signé en 1995, on avait dit que les subventions de la boîte bleue ne seraient pas attaquables pendant 9 ans. Mais à partir du 1er janvier 2004, on pouvait les attaquer. Et c’est pour cela que l’Ue a changé les rè­gles en disant que les agriculteurs vont pouvoir toucher la même somme sans même être obligés de produire. Et c’est là qu’on en est aujourd’hui. Ce qui fait que vous avez aujourd’hui des agriculteurs qui font, ce que l’on appelle les 3M – Mer, Maïs, Montage, c’est-à-dire qu’ils vont à la mer une partie de l’année, à la montagne une autre partie de l’année, et le reste du temps, ils produisent un peu de maïs – sur 200 ha à peu près, et avec très peu de main-d’œuvre. Et comme ces subventions sont ac­cordées à l’hectare, plus vous êtes gros, plus vous touchez de l’argent. Cela a favorisé un processus d’agrandissement des exploitations au détriment de petits agriculteurs qui ont été éliminés, un accaparement des terres aussi dans le Nord, d’une certaine manière.
Et la nouvelle politique agricole commune (Pac) qui est en train de se négocier, va certainement encore accentuer le problème. Mais dans la logique même de l’Union européenne, cela est absurde. Car le chômage augmente depuis quel­ques années en Europe, et en mê­me temps, le nombre d’agriculteurs actifs a baissé de 25% depuis 10 ans.

C’est une sorte de coup de pouce à l’agrobusiness…
…Bien sûr ! Car la logique des économistes qui dirigent les politiques agricoles est de dire que pour maintenir un revenu suffisant des exploitations, l’Europe a accepté de l’Omc, avec la proposition de décembre 2008 dans l’Accord sur l’Agriculture, à savoir les modalités agricoles, dans lesquelles l’Eu a accepté de réduire de 80% ses droits de douane sur les produits agricoles, si elle finalisait le round de Doha, c’est-à-dire, si elle était satisfaite de l’ouverture des marchés des pays en développement, à ses exportations industrielles et des services. Mais l’UE pense que ses aides directes actuelles, ne seront pas attaquables parce qu’elles sont dans la boîte verte. Mais ces aides ne correspondent pas aux critères de la boîte verte. Parce que l’Organe d’appel de l’Omc a condamné en mars 2005, les aides directes des USA, du même type, qu’on appelle les Fixed direct payments, de 5 milliards par an. Il les a condamnées comme n’étant pas de la boîte verte parce que les agriculteurs américains n’ont pas le droit de produire des fruits et légumes. Ils n’ont pas une totale liberté de production, donc ces aides ne peuvent être dans la boîte verte. Mais en Europe, c’est encore pire, parce qu’il y a des quotas laitiers, des quotas sucriers, des droits de plantation pour la vigne. Donc, ceux qui n’ont pas de quotas ou de droits de plantation sur ces produits, ne peuvent pas en produire. Et ceux qui en ont ne peuvent pas aller au-delà des quotas. On a mis aussi des plafonds à la production de coton, que l’on produit en Grèce et en Espagne. On a mis des plafonds à la production d’huile d’olive, de tabac, bref ! Si elle était attaquée à l’Omc, l’Ue serait sûre d’être condamnée sur la base que ses aides, qui représentent aujourd’hui 38 milliards d’euros, sont totalement découplées. Et comme elle a proposé de réduire de 80% ces aides-là, et qu’elle sort ces aides de la boîte verte, ces agriculteurs vont faire la révolution. Au lieu de toucher 38 milliards ils vont toucher 8 milliards d’euros et ne pourront plus vivre. Aujourd’hui, ces aides directes, dans certaines productions, notamment en viande bovine, en produits laitiers et en céréales, ça représente plus de 100% du revenu net des agriculteurs. Non seulement ces aides rémunèrent le travail des agriculteurs, mais aussi une bonne partie de leurs charges.

Finalement, les agriculteurs sont devenus totalement dépendants de ces aides
Absolument ! Le scandale, c’est l’absurdité de la notion de dumping à l’Omc. Pour l’homme de la rue, et pour vos lecteurs, le dumping c’est quand on exporte en-dessous des coûts de production. Cela n’est pas la définition de l’Omc. A l’Omc, il n’y a pas de dumping lorsque l’on exporte au prix du marché intérieur. Même si ce coût du marché intérieur a été abaissé en-dessous du coût de production et compensé par des subventions ! Ce qui fait qu’en 2003, les subventions à l’exportation représentaient encore 3,5 mil­liards d’euros. Elles sont tombées progressivement à 179 millions d’euros en 2011. On en maintien encore sur le poulet, notamment celui exporté vers les pays du Golfe, et sur les exportations de sucre. Ces aides sont compensatrices de la baisse des prix. Mais en fin de compte, au lieu de donner l’aide à l’exportateur, on donne aux producteurs, et on exporte en-dessous des coûts de production. Mais cela, pour l’Omc, ce n’est pas du dumping, puisque seule l’aide accordée à l’exportateur est considérée comme du dumping.

Présenter les choses de cette manière, pousse à s’interroger sur ce que les pays en développement ont com­me intérêts à la négociation réussie du Doha Round !
Absolument rien ! La majorité des pays en développement ne sont pas dupes de cette prétention de la boîte verte des aides des Etats-Unis ainsi que de l’Union européenne. Mais pour vous pays Acp, le pire ce n’est pas l’Omc, c’est les Ape. Ces accords sont beaucoup plus graves. Au moins, à l’Omc on peut mettre en cause un pays pour ses subventions. Mais si vous lisez les textes des Ape intérimaires qui ont été signés par le Ghana et la Côte d’Ivoire, vous verrez que l’Ue a refusé de parler des subventions, disant que cela ne se négocie qu’à l’Omc. Moyennant quoi ? Si vous signez les Ape, vous ne pourrez pas attaquer l’Ue pour son dumping ! Un autre aspect, l’accord Tout sauf les armes (Tsa) de 2001 permet aux Pma, donc au Sénégal, de ne pas supprimer leurs droits de douane sur les importations venant de l’Union. Or, les importations des Pma membres de la Cedeao en provenance de l’Union européenne sont de 38%. Mais comme l’accord Tsa n’exige pas de droit de douane, et demande à l’Afrique de l’Ouest d’ouvrir son marché de 80%, cette dernière devrait l’ouvrir de 80% moins les 38%, ce qui fait 42% ! Mais cet argument n’a jamais été avancé par les négociateurs, on ne sait pas pourquoi !



4 Commentaires

  1. Auteur

    Talibe

    En Décembre, 2012 (10:19 AM)
    tres interessant mais aucun commentaire des senewebiens trop préssé à commenter les futilites

    bonne journee
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  2. Auteur

    Cheikh Fall Paris Grignon

    En Décembre, 2012 (20:10 PM)
    L UN DES meilleurs articles sur ce site... CE Monsieur a raison ... SANS protection de l agriculture nulle développement!!! regardez un pays comme haiti miné par la famine... il y a quelques decennies HAITI avait des producteurs de riz .... mais la production n a pas été protégée contre les importations de riz US ..NATURELLEMENT MOINS CHER !! du coups les pauvres producteurs locaux n ayant pas pu écouler leurs productions.. se sont orientés à l 'émigration vers les USA ET LE CANADA.... quand les cours mondiaux furent suffisamment élevés pour produire localement en HAITI... c'etait trop tard !!!! LA FILIERE ETAIT DEJA MORTE...QUASIMENT!!! nos dirigeants sont trop irresponsables et nuls !!!!! il faut des revenus agricoles décents dans nos pays ....dans les PAYS européens où les propriétaires terriens payaient les ouvriers au lance pierre (lol.cas de l espagne et du PORTUGAL.)...IL Y A JUSTE 10 /15 ans il y avait encore UNE MISERE NOIRE DANS LES CAMPAGNES ....signé CHEIKH FAL
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    Auteur

    Bob

    En Décembre, 2012 (20:59 PM)


    Le Plan d'Ajustement Structurel imposé par le FMI et la Banque Mondiale ont été catastrophique pour les producteurs africains, ça les a appauvris de manière significative. Même le FMI et la BM s'en sont même rendus compte. Le problème c'est que les africains acceptent TOUTES les propositions qu'on leur fait afin de pouvoir toucher à une quelconque aide ou une subvention..... ET comme d'habitude c'est pas un soit disant INTELLECTUEL AFRICAIN qui nous le dit mais un européen.
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    Auteur

    Bob

    En Décembre, 2012 (21:03 PM)
    .... un européen qui a raison sur toute la ligne ....
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