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Economie

Mor Talla Kane, directeur exécutif de la Cnes : ‘On a très peu de chance de voir les dégâts causés par les délestages réparés’

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Mor Talla Kane, directeur exécutif de la Cnes : ‘On a très peu de chance de voir les dégâts causés par les délestages réparés’
L’évaluation des conséquences des délestages n’est pas un exercice aussi aisé que certains semblent le penser. C’est ce que soutient Mor Talla Kane, économiste industriel et directeur exécutif de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes). Dans un entretien qu’il nous a accordé sur les difficultés de la Société nationale d’électricité (Senelec) à satisfaire sa clientèle, il explique que beaucoup de pertes industrielles ne sont pas souvent prises en compte. Et il n’attend aucun dédommagement de la Commission de régulation du secteur de l’électricité (Crse). Car, pour lui, il y a très peu de chance de voir cette structure réparer les préjudices causés par la Senelec.

Wal Fadjri : L’impact des délestages sur l’économie est-il mesurable avec la récurrence à laquelle ils interviennent ?

Mor Talla Kane : Les délestages, c’est presque une litanie maintenant. Mais il est difficile de mesurer avec exactitude les conséquences de ces coupures intempestives d’électricité. Donner des éléments chiffrés serait très risqué parce que ça va toujours au-delà de ce qui est directement saisissable du point de vue statistique. L’approche la plus simple serait de voir le nombre de jours ou d’heures de productions compromises et d’évaluer le chiffre d’affaires y afférent et donc d’en déduire le manque à gagner.

Cette approche simpliste n’est-elle pas réductrice ?

Cette approche est réductrice. Je l’ai toujours refusé parce que ça ne saisit pas l’ampleur du dégât, en cachant les réactions en chaîne. Quand vous avez une panne d’électricité dans une entreprise, vous avez les effets immédiats de non production, mais vous avez aussi toutes les charges liées à celle-ci. Au-delà de cela, vous avez ensuite tout le blocage du système. Je peux citer en exemple le transport. Cela peut aller même jusqu’à la productivité des travailleurs. Une panne d’électricité n’est pas circonscrite dans l’usine. Il faut appréhender les conséquences au-delà de l’usine, c’est-à-dire dans les ménages et chez les ouvriers ou ceux qui travaillent dans les usines de manière générale. Donc, la non disponibilité de l’électricité impacte directement sur l’entreprise et sur la productivité de ceux qui y travaillent.

Je vous donne un cas très précis. Si vous avez un travailleur qui a passé une nuit blanche dans de terribles difficultés et qui se réveille avec un ’moral sur les talons’ par manque de sommeil, il est évident que la productivité de ce travailleur sera très faible. Et souvent, on n’appréhende pas ce genre d’impacts dommageables à tous points de vue. Il faut donc que les experts en statistiques fassent l’effort de trouver des instruments de mesure qui nous permettent de saisir directement les conséquences que peuvent avoir certains phénomènes majeurs de blocage de la production, que ce soit l’absence de fourniture d’électricité ou les fêtes récurrentes, etc. C’est en prenant la pleine conscience de l’ampleur de leurs conséquences qu’on perçoit la nécessité d’une mobilisation à la dimension des enjeux et faire face parce que ça nous interpelle et nous pousse à réagir. Mais si chacun ne voit l’ampleur du dégât que dans son entourage immédiat, on ne perçoit pas la conséquence au plan macroéconomique.

Quels sont les genres de pertes que subissent les industries du fait de la non distribution de l’énergie électrique ?

Dans le cadre de l’industrie, en fonction des secteurs de production, vous avez des impacts qui sont différenciés. Ils ne sont pas toujours les mêmes, ni dans leurs manifestations ni dans leur amplitude. Dans l’industrie du plastique par exemple, lorsque vous avez des lignes de production déjà lancées, une panne d’électricité se traduit par des pertes de matières premières. C’est la première perte, la plus visible aussi. La seconde conséquence, c’est que vous êtes obligés de nettoyer les lignes de production des déchets de plastique avant de lancer une nouvelle production. C’est pareil pour l’industrie laitière où il y a des chaînes de froid. Après la perte de matières premières, vous payez des employés à ne rien faire. C’est aussi une perte sèche. Et ce sont les mêmes conséquences chez vos fournisseurs ou vos clients parce qu’ils ne pourront pas vous livrer du fait de l’interruption de la chaine commerciale.

Etudions maintenant la question à un niveau plus global et stratégique. Si vous êtes dans l’industrie avec des exigences de compétitivité internationale, vous devez disposer d’équipements modernes et de dernière génération. Ces machines sont à fort contenu technologique et de composants électroniques qui ne supportent pas certaines amplitudes dans les variations de l’intensité électrique. L’autre effet négatif et généralement pernicieux provient des micro-coupures. L’intensité du courant électrique connaît un mouvement aller-retour parfois imperceptible qui finit par endommager les cartes mémoires et les boîtiers électroniques.

Avez-vous attiré l’attention de la Commission de régulation du secteur de l’électricité (Crse) sur ces conséquences dommageables ?

Vous avez très peu de chance de voir ces dommages-là réparés et je le crois très honnêtement. Pour preuve, nombre des entreprises ayant subi des dommages, ont fini par ne plus essayer de tenter une procédure de dédommagement. La situation est tellement difficile pour tout le monde que le dédommagement passe au second plan. D’ailleurs, le ministre d’Etat, ministre de l’Energie doit nous recevoir incessamment. Nous allons lui exposer tous ces problèmes.

Quelles sont les conséquences que cela peut avoir au plan de la compétitivité internationale des entreprises sénégalaises ?

Il faut toujours lier ce qui nous arrive au Sénégal à l’environnement international. Aucune économie ne fonctionne de manière isolée, c’est-à-dire à l’écart du commerce international. Chaque entreprise est un acteur du marché mondial, acteur actif s’il est dynamique et arrive à être visible ou passif dans le cas contraire. Quand un pays est dans la situation dans laquelle nous sommes, ses entreprises, en particulier ses industries sont isolées. Vous ne fonctionnez pas au moment où l’ensemble des entreprises du monde fonctionne. Deuxièmement, toutes les entreprises sont dans une logique de rentabilité et de productivité extrême. D’où le concept de flux tendu qui est largement partagé. Autrement dit, tout le monde veut produire et vendre immédiatement. Ainsi, quand vous avez des partenaires extérieurs avec qui vous avez des contrats de livraisons à dates plus ou moins fixes, vos contraintes internes comme les coupures d’électricité ne sont pas prises en compte par les clients. Ces derniers cherchent, à travers le monde, celui qui peut l’approvisionner dans les meilleures conditions. Le respect des délais est un élément de compétitivité. Si, par exemple, vous êtes en concurrence avec une entreprise et que vous n’arrivez pas à respecter vos plans de production, pour absence d’électricité, vous payez pour un problème qui est exogène et donc ne relevant pas de votre responsabilité directe.

Est-ce que ce ratage ne pose pas un problème d’image pour le pays ?

Evidemment, c’est l’image du Sénégal qui est dégradée, l’image du Sénégal en tant que fournisseur de produits qui va être dégradée au profit de tous ceux qui arrivent à respecter les délais. Même si l’entreprise n’est pas responsable, c’est le Sénégal qui est puni du fait du non-respect des délais. Or, le facteur temps, à côté du facteur de la sûreté, est aujourd’hui un des facteurs concurrentiels dominants du monde. Nous vivons à l’ère de la vitesse. Donc, il faut aller le plus vite possible sur toute la chaîne commerciale internationale, produire et livrer le plus rapidement ; être le premier sur le marché pour répondre à la demande aux meilleures conditions de marché. Si vous avez dans votre environnement des contraintes qui font que vous avez des délais aléatoires pour la livraison, c’est sûr que vous perdez des parts de marché. Et je vous dis que le temps que vous mettez pour retrouver un client que vous avez perdu pour défaut de respect des conditions contractuelles, est de loin plus important que ce que vous avez dépensé avant le premier contact. C’est la confiance qui s’effrite et ça, c’est dangereux.

Pire, ce qui est dangereux pour l’économie d’un pays, c’est l’attentisme. La situation d’attentisme est la chose la plus dangereuse pour l’économie d’un pays. N’oublions pas l’exercice de rattrapage sur une longue période de points de croissance dans le cadre de la Stratégie de croissance accélérée (Sca). Quand des investisseurs potentiels se mettent dans cette situation, en attendant désespérément le retour à la normale de l’électricité, cela veut dire qu’on bloque tout un système et on compromet les chances de réussite de ce qui constitue aujourd’hui notre principale référence dans le domaine de la politique de croissance.

Pouvez-vous nous donner un exemple de perte de clients pour défaut de délai ?

Bien sûr. J’ai des entreprises qui nous disent régulièrement être hors délai de production. Des chefs d’entreprises m’ont dit clairement qu’ils sont de moins en moins enclins à répondre à la demande, les prévisions de production étant peu maîtrisables ou les coûts de production étant fortement grevés par l’utilisation de groupes électrogènes de secours. Ils prennent des engagements avec beaucoup d’appréhensions en croisant les doigts.

Cette question d’électricité ne décourage-t-elle pas aussi l’investisseur étranger ?

Nous avons un problème d’électricité doublé d’un autre problème. C’est celui d’une maîtrise de la bonne date à laquelle cette électricité sera réellement disponible. Vous savez, l’opérateur privé gère le risque, c’est son exercice quotidien, si je peux m’exprimer ainsi. Si on dit à un opérateur qu’il ne disposera d’électricité que dans cinq ans, il prendra ses responsabilités : d’investir ou de ne pas investir. Le problème aujourd’hui, c’est non seulement de disposer de l’électricité en quantité et en qualité, mais d’avoir une garantie sur le délai. Il y a eu beaucoup de délais qui ont été avancés et non respectés. Le plus dangereux, c’est qu’on n’arrive plus à avoir confiance aux délais qui sont avancés. Donc pour un investisseur, une lecture de ces promesses de dates non tenues, ces ‘rendez-vous manqués’ envoie un très mauvais message : l’incapacité d’un Etat à respecter ses engagements et le manque de fiabilité de ses engagements.

Même les engagements pris dernièrement sont perçus par beaucoup de monde comme une promesse qui ne sera pas tenue. Et même si l’électricité revenait à date échue, certains y verraient un nouveau ‘faux départ’ et resteraient plusieurs mois en observation avant de reprendre confiance. Autant de mois de perte d’activités.

Cela ne pourrait-il pas amener l’investisseur étranger à aller dans les pays voisins comme le Ghana qui sont en concurrence avec le Sénégal ?

Pour les investisseurs étrangers comme nationaux, le Ghana se positionne de plus en plus comme une destination dangereusement concurrentielle pour nous. Le Sénégal a laissé échapper ce pays. Et je vous le dis. Les gens ne font pas attention à ce qui se passe là-bas. Mais il y a beaucoup d’entreprises qui sont allées s’installer au Ghana ces deux dernières années. Et l’Etat du Sénégal a intérêt à jeter un regard sur ce qui se passe dans ce pays. Le Ghana est le pays qui a le plus reçu d’investissements venant du Sénégal. Les opérateurs font la comparaison et il y a aujourd’hui une ‘lame de fond’ qui risque d’emporter à tort ou à raison des entreprises.

Depuis à peu près trois ans, j’observe que le Ghana capte plus d’investissements étrangers que l’ensemble des pays de la région. En plus des étrangers à la zone Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), le Ghana reçoit du Sénégal en particulier un certain nombre d’investisseurs qui ne sont pas des moindres dans l’industrie, arguant qu’ils rencontrent des difficultés ici.

Comment expliquez-vous cette situation ?

Le Ghana est plus attractif. Il faut dire les choses telles qu’elles sont. En plus, ce sont des entreprises qui disent avoir des déboires au Sénégal. C’est tout l’intérêt de la veille économique. Je pense que les autorités sénégalaises ont intérêt à s’ouvrir plus encore à la veille économique et même stratégique. Il se passe des choses. J’ai l’impression qu’elles ne sont pas connues. Elles ne sont pas bien analysées au niveau des autorités. Et l’intelligence économique voudrait que le Sénégal prenne des dispositions pour suivre ce qui se passe.

Voulez-vous dire que les autorités ne sont pas bien informées de cela ?

Je ne sais pas ce qui est dans la tête des autorités. Je sais simplement qu’il y a un mouvement qui est inquiétant pour le pays en termes d’investissement. Si nous avons d’anciens investisseurs au Sénégal qui se replient sur le Ghana parce qu’ils ont eu des déboires ou l’environnement est moins propice et qu’ils anticipent sur la réceptivité du Ghana dans le cadre de la Cedeao, alors, nous avons intérêt à faire très attention, à inverser la tendance. On a beau aimer son pays, mais s’il faut rester pour disparaître, certains préfèrent mener ailleurs leurs activités pour avoir une nouvelle jeunesse.

Quelles solutions préconisez-vous à ces nombreux problèmes que vous venez de soulever ?

Au niveau de la Cnes, nous avions dit qu’avec la Senelec, il était important de faire un audit approfondi indépendant. Il se pourrait que Senelec ne soit pas responsable de tout ce qui se passe. C’est une entreprise. Elle peut avoir des lourdeurs, des obstacles. Il y a aussi des pesanteurs au sein de la structure qui font que toute la vérité ne sera pas dite ou que toutes les corrections ne pourront pas se faire. Il se peut aussi que l’Etat y soit pour quelque chose. Le Sénégal est malade de son électricité. Si on ne règle pas ce problème, on court vers la désindustrialisation. Il faut donc faire un diagnostic exhaustif et indépendant pour savoir où se trouve le mal et y apporter des remèdes. Sans cela, on restera à tâtonner, à colmater des brèches ou à nous complaire dans des incantations.

La deuxième solution, c’est qu’il faut essayer de savoir avec les industriels comment on peut mettre en place des Bot. C’est une proposition forte que je voudrais faire encore une fois. Les industriels doivent être en mesure de construire des mini-centrales dans des zones bien précises et selon des modalités bien claires. Ces structures pourraient tomber dans l’escarcelle de Senelec au moment où elle parviendra à rétablir ses capacités de fourniture d’électricité. Cela veut dire que ce ne seront pas de ‘gros clients’ qui vont échapper à Senelec. Avec ce Bot, les industriels vont construire, exploiter, payer des redevances à Senelec. Et au moment où Senelec reprend ses capacités, ces équipements seront versés dans son patrimoine. Ce qui permettra à Senelec d’orienter une bonne partie de sa production vers les ménages.

Quelle est la solution la plus immédiate à votre avis ?

Dans l’immédiat, il est important de détaxer le fuel. Entre la taxe sur la valeur ajoutée (Tva) qui serait supprimée et le fait de remettre le pays au travail, il n’y a pas d’hésitation à faire. Je préfère que l’Etat perde la Tva sur le fuel au profit de la marche du pays. Il faut faire en sorte que les entreprises se remettent rapidement au travail et oublient vite ce cauchemar qui n’a que trop duré.



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