L'initiative Dialogue des savoirs, lancée par le rectorat de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, vient de faire l’objet d’un reportage par le magazine THE. On se rappelle qu'au premier semestre de l’année 2023, cette initiative avait été présentée au public comme une occasion pour l’institution de mettre en relation les personnalités produisant et diffusant des savoirs endogènes et des connaissances expérimentées issues de nos universités modernes. Cette série de rencontres qui a démarré avec la romancière sénégalaise Marietou Mbaye dite Ken Bugul, est de retour, après une interruption de presque 10 mois suite à la suspension des activités en présentiel après les attaques subies par l'université. Lors du sommet panafricain sur l’enseignement supérieur qui s’est tenu en avril 2023 à Pretoria, la présentation que le recteur de l'UCAD, Professeur Ahmadou Aly Mbaye, avait faite du Dialogue des savoirs avait retenu l’attention du magazine, qui lui a consacré le reportage que nous reproduisons in extenso.
Un dialogue d'experts peut-il résoudre le dilemme de la décolonisation en Afrique ?
La plus vielle université du Sénégal réunit des médecins et des tradipraticiens pour trouver de potentiels terrains d'entente, explique son Recteur. Lorsque le vieux père d'Ahmadou Aly Mbaye est tombé malade, il l'a supplié de ne pas consulter le guérisseur local. « Il ne m'a pas écouté », se souvient le professeur Mbaye, vice-chancelier de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal). Il m'a dit : « Si tu m'envoies à l'hôpital, je vais mourir ». Il considérait la médecine moderne comme dangereuse », se souvient l'économiste, notant que comme la plupart des membres de ma communauté, mon père a fait confiance aux guérisseurs traditionnels toute sa vie et pensait que leur médecine était beaucoup plus efficace - et moins chère.
Cette méfiance à l'égard de la médecine moderne et, plus généralement, des normes occidentales dans tous les domaines, de l'éducation à la science en passant par le droit, n'est pas inhabituelle au Sénégal, a déclaré le professeur Mbaye. Ceux qui cherchent à régler des litiges se tournent souvent vers des juges islamiques non officiels dans cet État d'Afrique de l'Ouest majoritairement musulman, tandis que la plupart des gens s'en remettent aux connaissances des anciens sur des questions telles que l'agriculture, la pêche et la météo, a-t-il expliqué. Bien que le système scolaire sénégalais reflète celui de la France, près d'un million d'enfants sont scolarisés dans des écoles musulmanes arabophones - appelées daara - où la lecture, l'écriture et les mathématiques sont souvent reléguées au second plan par rapport à la mémorisation de pans importants des textes sacrés.
Créée dans les années 1950 par l'administration française avant l'indépendance du Sénégal en 1960 - et précédemment rattachée aux universités de Paris et de Bordeaux - l'université du professeur Mbaye, située dans la capitale, Dakar, s'inscrit résolument dans la tradition occidentale de l'enseignement supérieur. Mais la plus aancienne et la plus grande université francophone d'Afrique, qui accueille 90 000 étudiants, n'a pas totalement fait table rase de l'enseignement africain traditionnel auquel la majeure partie du pays est encore très attachée.
« Nous ne pouvons pas nous contenter d'ignorer ces pratiques, car elles sont très répandues - seuls 20 % des Sénégalais iraient consulter un médecin moderne s'ils étaient malades. Au contraire, l'université doit en savoir plus sur ce qui se passe dans ces différents domaines de connaissances, a déclaré le professeur Mbaye, qui a mis en place un “dialogue des savoirs” afin de réunir des chercheurs issus des traditions occidentales et africaines.
« Ces rencontres les encouragent à utiliser leurs connaissances et à expliquer ce qui fonctionne, ce qui, pour un guérisseur traditionnel, peut signifier les plantes qu'il utilise », a déclaré le professeur Mbaye, qui a demandé à des universitaires en droit, en histoire, en littérature et en sciences sociales d’interagir avec ceux qui sont considérés comme des experts en matière de savoirs indigènes.
« Nous devrions respecter tous les points de vue, même si nous ne sommes pas d'accord », a-t-il déclaré.
Dans son propre domaine de recherche, l'éducation, il y a sans doute des leçons à tirer du système scolaire daara, a expliqué le professeur Mbaye, dont les travaux ont montré que les élèves de ce secteur obtenaient souvent de meilleurs résultats scolaires, dans les domaines des connaissances générales de la vie, que ceux qui étaient scolarisés dans le système français.
« Les élèves des daara obtiennent généralement de bien meilleurs résultats dans le domaine de l'entrepreneuriat et font preuve d'une grande créativité dans ce domaine », a-t-il expliqué, soulignant que bon nombre des hommes d'affaires sénégalais les plus prospères sont issus de ce système.
« Les Sénégalais s'identifient à ce savoir traditionnel et considèrent les connaissances modernes comme importées de l’étranger et sans grande connexion avec leur vie », a déclaré le professeur Mbaye à propos de la nécessité d'intégrer ce que l'on pourrait qualifier de “contenu plus africain” dans la recherche, tout en préservant une approche empirique pour explorer et tester les idées et les hypothèses.
Ressource sur le campus : Décoloniser le programme d'études - comment commencer ?
La question de la « décolonisation » des programmes d'études des universités africaines a récemment été mise en avant lors du sommet des universités panafricaines organisé par Time Higher Education à Pretoria, où un grand nombre de délégués se sont prononcés en faveur de cette démarche. « Les connaissances scientifiques et les connaissances indigènes ne doivent pas être cloisonnées. Il faut les intégrer dans les programmes d'études », a déclaré Yayra Dzakadzie,
Pour de nombreux délégués, la décolonisation des programmes d'études signifierait également une plus grande utilisation des langues africaines locales, en particulier dans l'enseignement aux étudiants qui, selon eux, sont actuellement freinés par le fait d'écrire dans ce qui pourrait être leur deuxième ou troisième langue.
Pour sa part, le professeur Mbaye a déclaré que les universités africaines « devraient intégrer les langues locales », mais il s'est montré prudent quant à l'issue de ce processus. « De nombreux pays ont entamé ce processus et nous devons nous décoloniser, mais aussi nous ouvrir au monde. Si je devais écrire un article de recherche dans ma langue maternelle, le wolof, qui est parlée par la plupart des habitants du Sénégal, je ne trouverais pas d'universitaires pour l'examiner, à l'exception de ceux qui se trouvent actuellement au Sénégal ».
Il a ajouté : « Les universités africaines doivent être ouvertes sur l'Afrique, mais aussi sur le monde »
Interview réalisée par : Jack Grave, Time Higher Education (THE)
Texte original disponible sur le lien suivant :
Traduit par : Diome Faye, Département d’anglais / FLSH UCAD Photo : Time Higher Education
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