La patronne de l’Administration des services généraux, Emily Murphy, est l'obstacle inattendu qui empêche la transition entre Donald Trump et Joe Biden de démarrer. Elle illustre à quel point un rouage de l'administration peut faire dérailler le processus démocratique américain.
Une obscure fonctionnaire d'une administration de seconde zone est devenue le nouveau visage du chaos politique post-électoral aux États-Unis. La cheffe de l'Administration des services généraux (GSA), Emily Murphy, se serait bien passée d'être critiquée par la quasi-totalité des experts en droit américain, de s'être attirée les foudres de quatre anciens ministres américains de la Sécurité nationale ou encore de se faire appelée le larbin de Donald Trump qui "ignore son devoir envers le peuple américain", par Walter Shaub, l'ex-directeur de l'Office of Government Ethics.
Cette femme, dont le rôle principal est de gérer tout l'immobilier de l'État, est accusée de bloquer, à elle seule, la transition entre l'administration de Donald Trump et l'équipe du président élu, Joe Biden. Quel rapport entre les bâtiments publics ou les bureaux des diverses administrations et la passation de pouvoir ?
Obstination "dangereuse"
Le patron de cette agence signe, traditionnellement, le document qui donne le coup d'envoi au processus de transition. Il s'agit de "l'ascertainment" qui ouvre, en substance, les portes des différentes administrations aux hommes du président élu avant même son entrée officielle en fonction en janvier. Il autorise les fonctionnaires des autres services à coopérer avec l'équipe de transition, donne accès à des bureaux sécurisés pour consulter les documents confidentiels, passer des coups de fils à des dirigeants étrangers et pour être briefé sur les dossiers sensibles relevant de la sécurité nationale.
Cerise sur le gâteau, la signature de ce document débloque aussi environ 6 millions de dollars mis à disposition du président élu afin de lui permettre de commencer à organiser sa future administration. Des fonds qui pourraient, par exemple, permettre à Joe Biden de pourvoir une partie des 4 000 postes de fonctionnaires vacants, souligne Walter Shaub dans un article au vitriol publié, jeudi 19 novembre, dans le magazine New York Review.
Il en va aussi de la sécurité du pays
Et Emily Murphy refuse obstinément d'apposer sa signature en bas de ce document essentiel depuis plus de dix jours. Elle jouerait "un jeu dangereux", affirme Walter Shaub. En pleine pandémie de Covid-19, qui a déjà coûté la vie à 250 000 Américains, ce refus de reconnaître l'issue du vote empêche le président élu et son équipe d'avoir accès à des informations qui pourraient s'avérer essentielles pour mettre en place une stratégie sanitaire. "La crise que Joe Biden va devoir affronter en arrivant au pouvoir est massive et il est impératif qu'il puisse commencer à se préparer au plus vite", regrette CNN.
Il en va aussi de la sécurité du pays, ont assuré quatre anciens ministres de la Sécurité nationale – deux républicains et deux démocrates –, dans une lettre ouverte publiée le 11 novembre. "La Commission d'enquête sur [les attentats du] 11 septembre a conclu qu'une transition rapide et en douceur est essentielle", écrivent-ils. La dernière passation de pouvoir qui a traîné en longueur remonte, en effet, à l'élection de 2000, lorsqu'il avait fallu recompter les votes en Floride pour pouvoir déclarer George W. Bush vainqueur. Ce délai avait retardé l'organisation du département de la Sécurité nationale "d'environ six mois" ce qui avait pu empêcher la nouvelle administration d'avoir une vision d'ensemble de tous les signaux annonciateurs des attentats à venir, avait estimé la Commission d'enquête en 2004.
Surtout, les observateurs ne comprennent pas de quel droit Emily Murphy refuse de signer le précieux document. "C'est généralement l'un des premiers actes qui intervient après le scrutin", rappelle le New York Times. La patronne de la GSA s'est référée "au précédent de 2000" pour attendre que l'un des candidats "reconnaissent officiellement sa défaite". Mais l'argument ne tient pas, d'après Kate Shaw, enseignante à l'École de droit Benjamin N. Cardozo de New York. Elle rappelle, dans une tribune publiée par le site Just Security, que le directeur de cette agence avait déjà été critiquée à l'époque pour sa lenteur et que la possibilité de se retrancher derrière le refus d'un candidat de reconnaître sa défaite avait été abandonnée après cet épisode.
Bosseuse ou "loyaliste" jusqu'au-boutiste ?
Cette obstination révèlerait, en fait, le vrai visage d'Emily Murphy, estime CNN. Elle s'est toujours présentée comme un simple rouage de l'administration, contente de rester au second plan. Lors de son audition devant le Sénat pour valider sa nomination, en 2017, elle s'était décrite comme "une bosseuse" qui préfère faire "profil bas" et travailler dans l'intérêt général. Les politiciens, y compris dans le camp démocrate, qui ont eu affaire à cette ancienne avocate ayant fait une partie de sa carrière au sein de l'Administration des services généraux sous George W. Bush, l'avaient tous trouvée "sérieuse et professionnelle", rappelle le Washington Post.
Mais la crise actuelle démontrerait qu'elle est, avant tout, une "loyaliste" jusqu'au-boutiste prête à bloquer le processus démocratique pour plaire à son patron de président qui continue à affirmer être le véritable vainqueur de l'élection, juge Walter Shaub. Ce dernier souligne qu'il y avait eu des signes annonciateurs. En 2018, c'est elle qui avait bloqué le déménagement du FBI de ses locaux en plein cœur de Washington. Un changement d'adresse qui déplaisait à Donald Trump, car il libérait un immeuble qui pouvait, potentiellement, être transformé en un hôtel de luxe concurrent à côté de son célèbre Trump International Hotel, l'un des joyaux de son empire immobilier, avait conclu une commission d'enquête de la Chambre des représentants.
Au-delà du simple cas d'Emily Murphy, cette situation démontrerait qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de la démocratie américaine, estime l'ancien sénateur républicain Jim Talent. "Il est quand même insensé que, dans les faits, la responsabilité de valider le résultat de l'élection présidentielle repose sur les épaules de la personne qui s'occupe de gérer l'immobilier du gouvernement, c'est-à-dire celui qui, dans les faits, décide des fournitures à acheter pour les bureaux de l'administration !", a déclaré ce politicien à CNN. Un résumé peut-être un brin condescendant, mais il est sûr que le processus électoral américain ne ressort pas grandi de cette affaire.
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