Mercredi 24 Avril, 2024 á Dakar
Vendredi 01 Juin, 2018 +33
Politique

EMIGRATION CLANDESTINE : Thiaroye entre deuil et espoir

Single Post
EMIGRATION CLANDESTINE : Thiaroye entre deuil et espoir

Avec un taux de mortalité en mer très élevé, le village de Thiaroye, entre deuil et déni, verra son histoire profondément marquée par le drame de l’émigration clandestine. Reportage.

À première vue, rien de particulier ne renseigne sur le deuil que porte Thiaroye Sur Mer. Par contre, l’extrême pauvreté caractéristique de la plupart des banlieues dakaroises, y est à vue d’œil. Mais, ce n’est pas cela la préoccupation du moment.

Pour l’heure, c’est la consternation et la désillusion, mais aussi le doute à Thiaroye. La question : « sont-ils morts ou en vie ?  » revient en boucle dans les esprits.   Et, le semblant de tranquillité qui se lit sur le train-train des habitants, cache mal leur chagrin, sentiment le mieux partagé chez les victimes de l’émigration clandestine. Il suffit d’aborder la question des morts et disparus en mer, pour s’en rendre compte. C’est devenu un sujet tabou. Motus et bouche cousue dans beaucoup de familles. Pas question d’en parler par peur de voir leur certitude de revoir leurs fils se briser. Il faudrait toujours croire que les disparus réapparaîtront, même si on n’a pas de nouvelles d’eux depuis presque un an et que des passagers racontent que leur pirogue a sombré.   Arame Lèye, une des nombreuses mamans qui ont perdu leurs fils, mais qui est résolu, elle, à accepter la douloureuse réalité raconte : « j’étais partie en voyage en avril 2006. À mon retour, tous mes enfants sont venus m’accueillir. J’ai demandé après l’un d’entre eux que je n’avais pas encore vu, à savoir Siny Pathé Guèye. Le silence qui s’en est suivi est étonnant, sans pour autant que je ne soupçonne grand-chose. Mais, c’est finalement sa tante paternelle qui m’informe qu’il est parti en Espagne en pirogue ». Et voilà que «l’enfer» commence pour cette bonne maman qui n’a, depuis, aucune nouvelle de son cher fils. Yaye Bayame Diouf qui a, elle aussi, perdu son fils unique en mer, souligne que sans l’appui de son entourage, Arame Lèye risquait d’aller droit à la schizophrénie. Car elle ne cessait de faire le tour des maisons, en larmes, pour demander si personne n’avait vu son enfant.

Les larmes toujours aux yeux, elle se souvient encore de Siny Pathé qui, au moment d’embarquer, a laissé derrière lui sa femme, toute sa famille et un bébé d’une semaine. Soudeur de profession, sa maman regrette celui qui était un véritable soutien pour la famille. Presque toutes les mamans connaissent le même sort, car aucune maison n’est épargnée par la tragédie de l’émigration clandestine.

En effet, Thiaroye a enregistré des pertes énormes en vies humaines. Un recensement complet est difficile à faire, mais pour ce qui est connu, rien que pour les deux quartiers de « Mandiaye Diop » et de « Ndakhté Ndiaye », «j’ai dénombré 56 personnes portées disparues», note Talla Niang, secrétaire général du Foyer des jeunes de Thiaroye Sur Mer. Pour tout le village de Thiaroye, poursuit-il, je ne serais pas surpris q’il y ait 200 morts et presque autant de disparus.

En effet, 50 personnes à bord d’une pirogue nommée « Galou Ndoyène » avaient quitté la plage de Thiaroye en avril 2006. Depuis, aucune nouvelle. Aucun de ses passagers n’est aperçu ni de près ni de loin dans aucune des îles d’Espagne, point de chute des pirogues. En mars dernier, une pirogue dont 23 passagers habitent à Thiaroye a sombré en mer. L’information a été donnée par d’autres voyageurs à bord d’une autre pirogue de « Yarakh » qui se trouvait dans les parages. Ce n’est pas tout.  De nombreux autres Thiaroyois qui ont embarqué à partir des côtes de « Nouhadibou » ou de «Guett Ndar» ont perdu la vie en mer. Le fils de Yayi Bayam parti sur une pirogue de 81 personnes qui a sombré avant d’arriver sur les îles Espagnoles en fait partie. Comme qui dirait qu’« entre la misère et la richesse, il y a l’océan, passage obligé des émigrés avec son lot de noyés comme un tribut à payer». Les 4000 clandestins marocains entre 1997 et 2004 au large des côtes marocaines ont marqué les mémoires. Aujourd’hui, les fils de Thiaroye, morts en mer ou portés disparus, marqueront à jamais l’histoire de ce village. Comme c’est d’ailleurs le cas dans tous les villages côtiers du Sénégal et dans toute l’Afrique subsaharienne.

Les stigmates d’un épisode tragique

Mais le comble, c’est que beaucoup de familles, toujours dans ce que les psychologues appellent le déni, refusent d’accepter la réalité. Talla Niang souligne que Thiaroye «attend toujours ses fils».

Pour cause. Les épouses et mamans de ces victimes s’accrochent toujours à une lueur d’espoir de les revoir. Elles attendent toujours des nouvelles de leurs fils ou époux qui avaient emprunté la mer par pirogue entre le mois de février et avril 2006. Pire, ces parents refusent même d’aborder le sujet et interdisent catégoriquement que leurs enfants ou maris soient inscrits sur la liste des morts ou portés disparus.  Même si aucun d’eux n’a fait signe de vie depuis bientôt 9 mois. Les grandes douleurs sont muettes, dit-on.

À ce silence, s’ajoute celui des autorités qui n’ont pas, pour le moment, ouvert une enquête pour connaître le nombre de morts et disparus. Aucune action n’est envisagée de leur part, à en croire les habitants de Thiaroye. Même pas une assistance psychosociale. Et, pourtant, Dieu sait qu’il en a besoin.

Plaque tournante de l’émigration clandestine, Thiaroye gardera donc pour toujours les stigmates de ce dramatique épisode.

Déjà, pour les « nawétanes » de cette année, l’Asc « Lambaye » n’a pas voulu être au rendez-vous. Non seulement Thiaroye porte toujours le deuil, mais les équipes risquent de ne pas être au complet, touchées qu’elles sont par les morts et disparus ainsi que les départs vers «l’eldorado» espagnole. Les cérémonies folkloriques comme les «mbapates» et autres «sabars» se font de plus en  plus rares. Sauf pour le collectif des femmes pour la lutte contre l’émigration clandestine mise sur pied pour la circonstance le 25 avril 2006, après les funérailles collectives organisées au village, suite à la mort de beaucoup de jeunes. Dirigé par Yaye Bayam Diouf, le collectif en est à l’organisation de réunions de sensibilisation sur la plage, dans le village, à travers des forums sur l’épineuse question. Si ce ne sont pas des conférences religieuses essayant d’impliquer les religieux et notables du village afin d’empêcher leurs fils de prendre la mer. Seulement, les jeunes étant apparemment insensibles au discours de la mort, - ils prennent toujours le large - l’Association et tous ceux qui tentent de les sensibiliser risquent d’être à court d’arguments.

Gadiaga Diop

 

OUSMANE NDIAYE, PSYCHO-SOCIOLOGUE

«Pour les jeunes, les risques en mer relèvent encore de l’éventuel»

Ousmane Ndiaye mène présentement une étude sur les différentes localités de Thiaroye, Yarakh, Diokoul de Rufisque, Guett Ndar, ... touchées par l’émigration clandestine. Il nous parle ici des affections et traumatismes psychiques des populations confrontées au drame, du rapport des jeunes de ces villages avec la mort, entre autres.

Pouvez-vous nous expliquer, le rapport des candidats à l’émigration avec la mort d’autant que le fort taux de mortalité en mer dans leurs différentes localités ne les décourage pas ?

Au-delà de votre question, le problème est de savoir ce qui peut motiver les jeunes pour qu’ils renoncent à l’émigration clandestine. Vous l’avez dit, le taux de mortalité est énorme. Pour autant, ces jeunes ne sont plus sensibles à l’argument de la mort. Une première lecture nous permet de dire qu’ils se considèrent comme des morts vivants en restant à Thiaroye, Yarakh, dans leur pays en général. Maintenant, comment faire pour réanimer un mort vivant ?

D’abord, par la sensibilisation. Des gens ont tenté de le faire spontanément envers les jeunes qui connaissent déjà les risques encourus. Ce qu’on peut dire, c’est que ces jeunes sont insensibles aux risques en tant qu’idée. Et pour celui qui n’est pas parti, les risques relèvent encore de l’éventuel, c’est-à-dire de l’idée. Une idée du reste, qui peut arriver et qui peut aussi ne pas arriver, parce qu’il y en a qui sont partis et ont réussi.

L’autre fait important, c’est le caractère tangible des réalisations des émigrés ; c’est du concret que l’on peut voir tous les jours.

D’autre part, il y a des amis qui arrivent en Espagne et qui appellent pour les encourager à venir. Ce qui est une grave incitation et un encouragement très puissant qui peut contrebalancer toute campagne de sensibilisation.

Par ailleurs, la sensibilisation, je ne dirais pas que c’est une question de spécialistes, mais il faut réfléchir à la nature du problème auquel on est confronté et à l’élaboration des notions de mots d’ordre, de consignes, qu’on peut proposer pour s’opposer à ces velléités de départ.

Ensuite, si la mort en tant que telle n’est plus un argument suffisant, il faut une autre campagne basée sur d’autres arguments portés par la collectivité, c’est-à-dire l’Etat. Ce qui veut dire que l’Etat ne doit pas tarder à intervenir dans cette affaire. Il faudrait qu’il aille vers les populations pour manifester sa solidarité et mettre en place rapidement des alternatives de prise en charge du chômage parce qu’il s’agit fondamentalement de cela.

Sur le plan psychologique, que risque une communauté profondément touchée par un désastre de ce genre ?

Le fait que Thiaroye et même les autres villages sur la côte qui connaissent le même phénomène sont relativement fermés, où tout le monde connaît tout le monde, une telle situation peut être considérée comme catastrophique. Et sur le plan psychologique, nous avons remarqué que la population est largement traumatisée. Parce que, s’il y a un mort, on est affecté et s’il y a plus de 200 morts, la communauté est profondément affectée, a tel point qu’on peut dire qu’elle est traumatisée. Il y a des risques de dépression grave parmi ces populations qui ont perdu quelqu’un en mer. Et si rien n’est fait, la dépression peut s’approfondir. Ce sont des gens dont la personnalité peut être modifiée parce que la personne, à travers son deuil, devient profondément mélancolique et peut être durablement coupée de la réalité. Le mécontentement est très fort. Il a atteint un niveau très élevé. C’est ce qui explique d’ailleurs plus que toute autre chose, le rejet a priori et sans examen aucun, du Plan Reva. 

Ce qu’on a observé à Thiaroye, c’est que, d’une part, beaucoup de mamans se réunissent autour du deuil qu’elles portent auprès du collectif des femmes pour la lutte contre l’émigration clandestine.

Ceci est significatif à la fois de ce qu’elles assument le deuil d’un ou de plusieurs enfants, parait-il. Mais le fait de se regrouper dans une même maison et d’échanger traduit, heureusement, l’adoption d’une attitude positive.

Par contre, quand il y a deuil, tout le monde ne l’accepte pas. Surtout quand il s’agit de la mer qui ne rend pas souvent les corps. Et puisque les familles ne voient pas les corps, elles ont tendance à espérer et n’acceptent pas les morts, parfois contre toutes raisons d’ailleurs. Le refus d’accepter que l’être qu’on aime et qu’on a envoyé en mission - pour revenir soutenir la famille - est mort s’appelle le déni. Non seulement il y a déni par rapport à la personne perdue, qui est chère, mais, c’est par rapport aux espoirs placés en elle.  Il y a là, un double déni surtout aggravé par le contexte d’une famille polygamique régie par la rivalité.

En ce qui concerne les victimes, c’est-à-dire les émigrés rapatriés, on a noté des affections physiques comme les maladies. Il y a aussi d’autres types de traumatismes. Selon les informations, il y en a qui ont complètement perdu la boule. Parce que l’eau est comme un désert, dans certaines conditions, - quand au bord d’une pirogue on assiste à la mort de proches sans pouvoir rien faire, avec d’autres atrocités rencontrées au cours de ce long et pénible voyage -, il y a de véritables risques chez l’homme dont l’équilibre psychique n’est pas solide.  Encore que notre culture, qui donne à la magie et à la mystique une place importante, n’est pas pour arranger les choses.

Qu’est-ce qu’il faut faire pour toutes ces personnes ?

Il faut que l’Etat prenne conscience du phénomène, se manifeste clairement et officiellement auprès des populations pour leur apporter son soutien. Et ensuite, mettre en place des dispositifs de soutien psychologique, comme c’était le cas lors de la tragédie du bateau « Le Joola ».



0 Commentaires

Participer à la Discussion

  • Nous vous prions d'etre courtois.
  • N'envoyez pas de message ayant un ton agressif ou insultant.
  • N'envoyez pas de message inutile.
  • Pas de messages répétitifs, ou de hors sujéts.
  • Attaques personnelles. Vous pouvez critiquer une idée, mais pas d'attaques personnelles SVP. Ceci inclut tout message à contenu diffamatoire, vulgaire, violent, ne respectant pas la vie privée, sexuel ou en violation avec la loi. Ces messages seront supprimés.
  • Pas de publicité. Ce forum n'est pas un espace publicitaire gratuit.
  • Pas de majuscules. Tout message inscrit entièrement en majuscule sera supprimé.
Auteur: Commentaire : Poster mon commentaire

Repondre á un commentaire...

Auteur Commentaire : Poster ma reponse

ON EN PARLE

Banner 01

Seneweb Radio

  • RFM Radio
    Ecoutez le meilleur de la radio
  • SUD FM
    Ecoutez le meilleur de la radio
  • Zik-FM
    Ecoutez le meilleur de la radio

Newsletter Subscribe

Get the Latest Posts & Articles in Your Email