PARUTION D’UN ESSAI POLITIQUE / PARUTION - Une démocratie prise en otage par ses élites, par Abdou Latif Coulibaly : Accusés, levez-vous !

Abdou Latif Coulibaly, journaliste-écrivain, vient de signer son quatrième livre, un essai politique qui est parti pour être une œuvre de maturité de cet intellectuel prolixe dans le domaine de la réflexion sur les grandes questions qui agitent notre pays. En effet, son ouvrage, «Une démocratie prise en otage par ses élites» scintille par un courage. Le courage d’entrer dans l’intelligence des mécanismes de dévoiement d’une démocratie par ses élites politiques, religieuses, par les complicités des intellectuels, des gens de la société civile et des médias. Un ouvrage qui nous introduit dans les abysses et autres labyrinthes d’une alternance marquée par de sordides affaires politico-financières qui, ô suprême scandale de la conscience !, ont réussi la gageure d’une banalisation rampante.

Qu’on l’eût couvert de fleurs ou brocardé, il n’en demeure pas moins que le journaliste-écrivain, Abdou Latif Coulibaly, est d’une fécondité intellectuelle et professionnelle assez rare sous nos cieux où les foyers de la pensée sont tragiquement désertés par les élites, surtout celles qui ont outragé une démocratie en otage. De 1999 à nos jours, sont sortis de ses aubes et nuits studieuses, quatre livres de bonne facture, quoique de registres et de tonalités différents. Deux des ouvrages de Abdou Latif Coulibaly, «Wade, un opposant au pouvoir. L’alternance piégée ?» et «Sénégal-Affaire Me Sèye : un meurtre sur commande», ont reçu des échos retentissants que jamais un essai n’a eus sur la scène littéraire sénégalaise.

Toutefois, le dernier livre, un «essai politique sur la pratique de la démocratie au Sénégal», coédité par les Sentinelles et l’Harmattan, et qui paraît simultanément, en France et au Sénégal, est assurément une œuvre de maturité, tant par son esthétique que par l’audace et la profondeur de la réflexion. En effet, «Une démocratie prise en otage par ses élites», est un essai politique qui, dans une perspective phénoménologique, dresse «sans concession ni excès» le bilan des actions, des attitudes et des comportements des élites politiques nationales. Des élites qui ont pris en otage la démocratie pour lui injecter leurs vomissures peu vertueuses. Aucune concession n’est faite aux auteurs et coauteurs de cette destruction «démocraticide» des acquis de l’option démocratique prise vers les décennies 80-90. Avec l’arme de la critique et non du criticisme réfrigérant, Abdou Latif Coulibaly fixe le lecteur sur la responsabilité et l’irresponsabilité des élites gouvernementales, des partis politiques, aidés dans leur entreprise de prise en otage de la démocratie par la complicité coupable des pouvoirs législatif et exécutif, et l’indifférence défaitiste des intellectuels et de la société civile. L’alternance survenue en 2000 aura été le plus grand révélateur de ce hold-up dont la démocratie sénégalaise est victime de la part des élites nationales.

Le travail de démonstration des mécanismes et de l’organisation de la prise en otage du projet démocratique a d’autant plus de mérites que l’auteur, Abdou Latif Coulibaly, assoit bien son argumentaire et ses arguments sur une analyse systématique, sur fond d’une mise en évidence du profil et de la configuration des divers segments qui composent cette élite. L’étude de leurs discours, de leurs attitudes et de leurs comportements, permet, sur la base de repères fondamentaux de mieux situer le rôle corrosif pour la démocratie que jouent les parlementaires que les élites gouvernementales ont réussi à inféoder, les «ravalant au rang de simples instruments de légitimation et de validation des politiques publiques». Chez Latif Coulibaly, l’assiette des preneurs en otage de la démocratie est large, en prenant en compte les coauteurs de cette entreprise que sont les partis politiques, de la majorité et de l’opposition, dans leur logique d’accaparement. Sans compter les autres co-auteurs du dévoiement du projet démocratique, à savoir les intellectuels, la justice précisément sous le rapport des complicités institutionnelles. Sur la ligne de mire critique de l’auteur figurent aussi les auteurs des complicités indifférentes, marquées par les silences coupables des intellectuelles et des relais médiatiques face à la prise d’otage.

En six parties, l’ouvrage de Abdou Latif Coulibaly est une véritable mine de révélations, d’exhumations des scandales financiers gigantesques sous l’Alternance, mais aussi d’une démocratie piégée, dévoyée par des figures politiques parées de vices de la transhumance. L’auteur se sera fait une grande exigence de rigueur dans le dévoilement des mécanismes de la prise en otage de la démocratie comme l’entrisme, la représentation politique, le scandale. Avec en toile de fond une «néo-patrimonialisation de l’Etat», «l’indigence morale du discours politique», la transhumance comme indice et indicateur du «déshonneur des politiques». Elites politiques, parlementaires, religieuses, judiciaires, intellectuels, médiatiques, tous coupables. Accusés, levez-vous donc !

Voilà un ouvrage bien documenté, en six grandes parties qui sont d’une succulence réflexionnelle incontestable, à dévorer goulûment par tout bel esprit. Qui plus est, il alimente un vrai débat sur la démocratie sénégalaise qu’il convient aujourd’hui de revisiter sans complaisance, au lieu de se contenter des lieux communs, des certitudes qui ne tiennent au fond sur rien, sinon à un sénégalo-centrisme inconsistant. Sous ce rapport, Abdou Latif Coulibaly aura réussi un travail d’orfèvre et a donné une belle leçon aux intellectuels engoncés dans un «réalisme» démissionnaire, au point de perdre ce fascinant rapport qu’ils devaient entretenir avec les idées, les débats et l’écriture.