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Vendredi 01 Juin, 2018 +33
Politique

Travaux de l’Anoci sur la Corniche Ouest : La saison des drames

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Travaux de l’Anoci sur la Corniche Ouest : La saison des drames

Une des plus grandes artères de Dakar, la Corniche Ouest vit une mutation sans précédent. Pour les besoins du virtuel sommet de la Conférence islamique, l’Etat souhaite la faire entrer dans la modernité. Une transformation difficile à rejeter mais dont les dégâts collatéraux ouvrent la porte aux drames.

Réputée, elle l’était. Elle l’est plus encore en ce mois de juin 2006, après le démarrage des travaux d’embellissement et d’agrandissement initiés par l’Agence nationale pour l’organisation de la conférence islamique (Anoci). La Corniche Ouest est en ébullition, mais elle n’est pas prête à mourir d’une belle mort. Elle tient à conserver sa notoriété, celle d’une avenue pas comme les autres, lieu de passage naguère privilégié du premier des Sénégalais, des obligés de la République, des grands ambitieux en quête de galons. Macadam chéri des sans-culottes, de besogneux avides de prendre un coup d’air supposé émaner d’un bras d’Atlantique agressé par la pollution ambiante. Elle n’est plus maîtresse de son destin. Dans ses entrailles, la baie de Soumbédioune rumine sa colère, abandonnée à l’usure d’un processus de dégradation sans fin, sans retour, au su de l’autorité compétente. Hier seulement gais, souriants, vivants, fofolles à l’excès, la Corniche et ses amoureux rongent aujourd’hui leur frein, attendant la fin du projet mini-pharaonique dans lequel l’Etat du Sénégal les ont engloutis, dans un mélange d’anxiété et d’espoir. Au vu de la maquette du projet de l’Anoci, la Corniche sera sans doute belle, sinon on désespérerait légitimement de la «génération du concret». Elle sera suprêmement belle, redessinée grâce à une pluie torrentielle de pétrodollars jaillis des tréfonds marins du Golfe arabo-persique. Belle sous les coups de boutoir d’une machinerie lourde, sans pitié, dont la mission est de la dépecer dans ce qu’elle a d’intime, d’essentiel, d’historique. Mais peut-on refuser la modernité au nom d’une certaine nostalgie, surtout si les intérêts sacrés de la collectivité sont pris en compte ?

Le prix à payer. C’est le désarroi dans lequel sont laissés les acteurs principaux : pêcheurs, artisans, commerçants, riverains et usagers. Sur la plage de Soumbédioune, la désolation se conjugue à l’instant T. Tout y meurt. Les braves femmes et jeunes filles videuses de poissons ne travaillent plus qu’au compte-goutte. Les bruyants vendeurs de sacs plastiques ne vous agacent plus. Les jolis tas de crevettes, langoustes et autres crustacés tant courus par les gourmets de tous horizons trouvent preneur avec peine. Bien des inconditionnels du «tiéré» (couscous) du soir se ravitaillent désormais ailleurs. Soumbédioune est bien mort des travaux de la Corniche. Sa plage, quoique abonnée à la saleté depuis longtemps, tend à devenir un énorme gâchis écologique dont mourrait de honte le moins sincère des défenseurs de l’environnement. Comme si elle était interpellée par cette décadence, la mer s’y mêle, elle qui ne semble plus vouloir rejeter quelques vagues sur un sable tellement pétri de détritus qu’on n’en sait plus la couleur.

TRISTES CHOIX

Ici, le thème du poisson en abondance est une antienne. La faute à l’extrême intensification des méthodes industrielles de pêche utilisées par des navires immigrés d’Europe, en échange de quelques dizaines de millions d’euros. L’Etat engrange tranquillement des devises, l’Europe approvisionne ses marchés à moindres frais, les pêcheurs, eux, s’appauvrissent et prennent le Grand large. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, Winston Churchill apostrophait Charles de Gaulle en ces termes : «Sachez, Général de Gaulle, qu’entre vous et les Etats-Unis d’Amérique, nous choisirons toujours le grand large» pour reconstruire le Royaume Uni.

En l’an 2006, les jeunes Sénégalais font le choix de trouver une vie dans l’exil. Est-ce surprenant que la plage de Soumbédioune se transforme en quai d’embarquement vers les côtes espagnoles ? Comment analyser cette coïncidence entre le début des travaux sur la Corniche et l’accélération de la vague d’émigrations ? Pendant plusieurs jours, dans la frayeur des nuits noires d’avril et de mai, des foules de jeunes gens convaincues par les langues mielleuses de sergents recruteurs ès émigration ont pris le chemin des Canaries. Jusqu’à ce que le filon se soit cassé. Pour un habitué des lieux et bon connaisseur de la mentalité des gens d’ici, «les jeunes ont flairé le piège derrière les chantiers de la Corniche : la mort de l’activité économique de pêche».

Soumbédioune, tel qu’on le connaissait avant, est mort. La pêche, elle, survit, mais dans une précarité qui va crescendo. Sous les débris des pirogues aux coques laminées par le soleil et les intempéries, la morosité s’invite et prend le pouvoir. C’est la décadence du circuit des affaires malgré cette petite ambiance du soir, au retour des embarcations, qui confirme la légendaire ténacité des gens de mer. Ceux qui croient encore pouvoir vivre de leur métier, des personnes âgées en général, semblent s’y astreindre plus par nécessité que par devoir. Le cœur n’y est plus. Massar, vieux Saint-Louisien connu pour sa hargne et sa robustesse, transpire le désespoir lorsqu’il parle de l’avenir de la pêche à Soumbédioune. «C’est fou ce qu’on peut faire de mal à des humains sans le savoir. Si notre activité doit cesser ici, où pourrions-nous nous replier sans dommages au vu des relations exécrables qu’entretiennent des pêcheurs d’horizons divers», se demande-t-il sans répondre à l’auto-question.

Ce samedi matin, la plage n’est ni déserte, ni bondée. Une toute petite poignée de pirogues débarquent, mais leurs prises ne sont pas fameuses. Alentour, Waly, un adolescent d’à peine 15 ans, scrute l’horizon, les mains croisées à l’arrière comme pour chercher le chemin des Canaries. Mais ce type d’émigration ne paraît pas l’intéresser. Il sait ce qu’il veut. «Je veux partir mais pas au prix de ma vie», lâche-t-il. Il se dit peut-être qu’il a une chance. Son frère, un ancien international junior de football, est en Italie depuis plusieurs années. Parti pour un test en France, il en a profité pour traverser les Alpes et entrer en Italie. «Il est en vacances actuellement à Dakar.» Pour le moment, Waly se contente bien de son sort. «Contrairement à ce qu’on dit, le poisson noble arrive bel et bien ici, même si le maquereau (diayye en wolof) est pêché en grande quantité en cette période.»

Si Waly attend son heure, d’autres sont déjà en Espagne. L’un des plus célèbres d’entre eux s’appelle Mbaye. Excellent pêcheur, affable, pieux, ce jeune homme de trente ans environs forçait le respect de tous. Entre «Barça» et Barsax, comme l’écrivait le confrère Madior Fall dans le journal Sud Quotidien, le destin l’a fait débarquer en terre catalane. Du fait de sa nature sage, il était difficile d’imaginer que lui aussi planifiait l’exil. Parti de la plage de Soumbédioune une première fois à bord de sa grande pirogue, en compagnie d’un nombre limité de volontaires, il rebrousse chemin et revient à son point de départ. Loin de la devise «partir ou mourir», il passe un mois à évaluer les difficultés du voyage, leur trouve des solutions, se munit d’un Gps pour orienter sa barque, réembarque avant d’accoster à Barcelone. Le temps de souffler après une traversée périlleuse, de prendre ses repères et d’intégrer le territoire autonome de la Catalogne, trois semaines s’écoulent avant que Mbaye joigne famille et parents par téléphone. Soulagement.

Soulagement aussi chez un autre candidat, mais pour une autre raison, celle d’avoir échappé à la noyade. Sidy B. est un homme à l’exubérance affichée, un boute-en-train sympathique et agaçant du milieu des mareyeurs. Le Grand bleu l’a sans doute épargné de sa voracité, sacré nageur qu’il est. L’expérience et l’échec traumatisant de la traversée lui auraient détraqué une partie des neurones, disent les mauvaises langues. «Dans la pirogue, on se donnait des coups très violents sans que nous-mêmes nous en sachions les raisons», a-t-il confié à quelques amis à son retour au pays natal. Admis dans un hôpital dakarois, il en serait ressorti mentalement sain, moralement atteint.

REALITES

Mais lui, il vit encore. Une de ses connaissances -ici tout le monde se connaît- a fini d’être enterré au cimetière de Yoff. C’est l’une des victimes mortelles de l’émigration. Appelons le Badou. Le piège de l’Atlantique s’est refermé sur ses ambitions. Le jour de la cérémonie funèbre à la Médina, l’émotion était à la hauteur du drame survenu. Waly, Mbaye, Sidi B. et Badou, quatre cas, quatre fortunes diverses mais également quatre drames nationaux, au-delà de l’échec des uns et des autres dans leur soif d’exil.

«Si ce n’était que la pêche qui périclitait !», souffle une de nos connaissances. La Corniche est un melting-pot de grands et petits boulots très dépendants de l’environnement immédiat. Artère fermée à la circulation, elle livre au quotidien son lot de catastrophes individuelles ou collectives. Installé à l’intersection des boulevards Gueule Tapée et Martin Luther King, Mamadou était le vendeur de fruits attitré des lieux, avec une clientèle essentiellement occidentale. Au début de ce mois, il a détruit le chariot de bois qui lui servait d’attelage pour ses produits, faute d’acheteurs. Les débris de son «pousse-pousse» ? Largués sur la plage de Soumbédioune. No comment.

Sur ce même périmètre, trône la boulangerie «l’Alsacienne», implantée ici depuis plus de vingt ans. Malang Sagna, star du coin, se plaint de ne plus être en mesure d’écouler une trentaine de baguettes par jour. «Avant le début des travaux, il m’était facile d’en vendre une centaine. Là, je passe mon temps à m’allonger. Un vendeur qui dort, cela veut tout dire.» Les mains croisées sur la poitrine, dans un style qui rappelle «Le Penseur», Assane semble découragé. Les tablettes d’œufs s’entassent sur le comptoir de la boulangerie. «Je suis à bout», murmure-t-il, le regard inexpressif.

Ousseynou, leur compagnon d’infortune, n’est pas mieux loti. Ce vendeur de journaux expérimenté ne comprend pas ce qui lui arrive. «Je m’en tirais bien grâce aux toubabs qui m’achetaient tous types de journaux français. Aujourd’hui, la fermeture de l’accès à la Corniche me prive du gros de mes revenus.» Galère pour ceux qui choisissent de gagner leur vie dans leur pays.

Les gamins ont pris possession de la chaussée, en phase avec le coup d’envoi de la Coupe du monde de football. Ils tentent des gestes techniques qu’ils ne réussissent pas souvent, le ballon dont ils disposent n’étant pas d’une qualité irréprochable, ni même leurs sandales en plastique qui cachent mal des chaussettes mal en point. Ils ont le temps de s’amuser, ces gosses, au contraire des artisans du village artisanal. L’achalandage est attirant, la surproduction d’objets d’art est réelle, mais les affaires ne suivent pas. Vieux et Thierno L., deux jeunes vétérans des lieux, lâchent une réponse terrible : «On nous étouffe.» Les touristes n’affluent pas alors que l’été s’installe. Les bus des tours opérateurs stationnent bien loin du parking sablonneux du Village, travaux obligent. Une marche forcée sous l’astre ardent s’impose pour les acheteurs de soleil et d’exotisme, la plupart des vieilles personnes.

Dans cette ambiance contre-saison, un artisan anonyme devenu chasseur de foires fortuné, prédit une chasse aux expositions en Europe et en Asie pour tous ceux qui souffrent ici. Une autre porte d’émigration. Galère pour tous. Morne Corniche.

CONFUSION ET TRANSPARENCE

Par ailleurs, depuis le décret présidentiel du 28 avril qui exproprie des riverains de leurs maisons, il ne semble plus y avoir le même entrain quant à la volonté de l’Anoci d’en disposer dans le cadre des travaux d’agrandissement de la Corniche. Si les habitations ciblées doivent être rasées «au nom de l’intérêt général», il est temps que les familles et individus concernés soient justement informés de ce qui devrait se passer. A «génération concrète», intention concrète. Or, les intentions prêtées aux promoteurs de la Corniche nouvelle ne sont pas rassurantes. En langage prosaïque, on parle d’un «plan de corruption» qui viserait à exproprier des familles entières pour satisfaire plus tard, sous le couvert de la puissance publique, des seigneurs de la terre passés entre les filets du projet. Si la Corniche doit faire rêver, pourquoi en effet y laisser des gueux qui pollueraient son environnement et qui seraient incapables de s’aligner sur l’étalon luxe promis ?

Vraie ou fausse. C’est à l’Agence de communiquer. La faute à une confusion qui s’installe et prend ses aises. Aux yeux des profanes, l’antidote à cette rumeur naissante est pourtant simple : le schéma de construction de la nouvelle artère inclut-il les zones ciblées comme nécessité du projet ? Si oui, l’exil doit s’organiser car un décret d’expropriation et son arrêté ne suffisent peut-être pas à rendre le délogement effectif. Qu’est-il prévu pour les pêcheurs de Soumbédioune ? Où recaser les artisans du Village artisanal et ceux disséminés sur la Corniche ? Les familles doivent-elles partir illico alors qu’aucun délai ne leur a été fixé ? Ce sont là trois questions fondamentales auxquelles l’Anoci serait bien inspirée d’apporter des réponses sans contusions. Pourquoi ce mutisme si inconfortable pour des chefs de famille passés, du jour au lendemain, de la tranquillité au seuil de la rupture psychologique et morale ?

EXIGENCE POLITIQUE

Sur la Corniche, personne ne sait à quoi s’en tenir. Les rumeurs y ont pris le pouvoir, comme celle qui dit que l’Anoci aurait renoncé à déplacer les populations parce qu’elle n’aurait pas les moyens de les dédommager tous. C’est pourquoi personne ne bouge alors que les travaux sont lancés. Au nom de l’intérêt de la communauté, rares pourtant sont ceux qui s’opposent au principe du transfert des populations. Mais à partir du moment où moins que le minimum d’information sert de boussole à ceux qu’on inviterait à s’amputer d’une bonne part de leurs souvenirs d’enfance, partir pour partir en vaut-il le coup ? Dans cette ambiance de suspicion alimentée par les dossiers abracadabrants du Lycée Lamine Guèye ou du Stade Assane Diouf, une clarification s’impose.

Aucun des migrants potentiels n’aimerait voir des hectares de terre jusqu’ici transmis de génération en génération échoir entre les mains de marchands affairistes accumulateurs de titres fonciers ou de baux éternels. Dans le tumulte de «l’affaire Baldé», toutes proportions gardées évidemment, la transparence sur le sort immédiat des populations de la Corniche est une exigence politique et morale à laquelle l’Etat et ses démembrements ne peuvent échapper. Si le silence d’or persiste sur cette affaire, on finira inéluctablement par parler d’argent. C’est cela qu’il faut éviter, là et maintenant. Est-il si dur d’informer vrai et à temps ?

 



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