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Jacques Habib Sy, directeur de Aide Transparence : « Le Sénégal a atteint un point d’incandescence maximale

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Jacques Habib Sy, directeur de Aide Transparence : « Le Sénégal a atteint un point d’incandescence maximale

Professeur en Sciences de la communication ayant enseigné dans plusieurs universités américaines, journaliste, Jacques Habib Sy, actuel directeur de l’Ong régionale africaine, Aide Transparence, passe en revue la situation actuelle du Sénégal, plongé dans une crise économique, financière et sociale et des dérives sans précédent, sous le règne du Président Wade.

Agressions, tortures physiques et morales sur des journalistes, des opposants, des gens de la société civile; bref, tous ceux qui ne sont pas dans les grâces du régime. Comment vous analysez plus profondément ce phénomène aujourd’hui ?

Il faut l’analyser sous le double aspect des luttes sociales qui sont en train de s’intensifier, mais aussi entre les puissances industrielles et les pays dominés. Depuis 2000, une rupture superficielle est intervenue dans la gestion de l’appareil d’Etat. Il a fallu d’ailleurs aller chercher Wade à l’extérieur du pays où il se morfondait pour lui faire prendre la direction de la coalition qui aspirait au pouvoir. En introduisant la plateforme politique du libéralisme tropicalisé dans le champ institutionnel, Wade accepte délibérément le même  corset qui place tous les pays dominés par le capitalisme mondialisé, dans une situation de fragilisation extrême de leurs économies et d’une oppression sociale accélérée. Il convient de répudier la proposition selon laquelle il y aurait une «exception sénégalaise». Nous ne sommes à l’abri d’aucune dérive et des soubresauts de l’histoire qui caractérisent l’Afrique contemporaine. Les acteurs politiques, quelle que soit la forme d’expression organisationnelle qu’ils choisissent, sont pour ainsi dire interpellés par une seule question: les combinaisons politiques et les alliances circonstancielles auxquelles ils s’essaient, s’attaquent-elles aux véritables problèmes de la lutte contre le capitalisme mondialisé, l’exploitation et l’oppression sociales ou contribuent-elles davantage à masquer et, ce faisant, à retarder les impératifs pour l’avènement de sociétés débarrassées du pillage capitaliste et pour la prise du pouvoir par les classes sociales les plus opprimées et les plus exploitées ? Qu’il s’agisse du libéralisme vécu sous M. Wade ou du socialisme libéral auquel nous avions cru tourner le dos en 2000, ces deux idéologies très métissées n’apportent pas des réponses satisfaisantes ou même temporairement acceptables à la crise multidimensionnelle extrême que traverse aujourd’hui, le pays. Il faudra réinventer la politique, bousculer les dogmes idéologiques. Mais nous ne pouvons pas nous confiner dans cette sorte d’immobilisme dans lequel notre classe politique semble vouloir s’enfermer. Il y a trop de complaisance, voire de compromissions idéologiques mortelles. Les intellectuels doivent s’interroger, se remettre en cause, discuter sans préjugés pour faire faire un bond significatif aux luttes sociales. Il est d’ailleurs étonnant que les intellectuels, producteurs de sens et de contributions écrites de haute facture, ne se croient pas obligés de s’engager davantage dans ces luttes.

N’est-ce pas une manière d’encourager la violence d’Etat ?

L’autre versant de cette apathie intellectuelle et idéologico-politique, c’est le champ libre laissé à la violence institutionnelle, à l’arbitraire, aux agressions physiques, aux emprisonnements abusifs et récurrents de journalistes et, pour tout dire, à une forme de dictature à peine masquée qui se déroule sous nos yeux, sans que des réponses appropriées et massives à la mesure des enjeux ne viennent en contrecarrer significativement le déroulement. Cela dit, la mobilisation citoyenne et la prise de conscience qui l’accompagne parmi les journalistes et l’ensemble des couches populaires, au sein de la jeunesse surtout, autorisent l’optimisme, mais un optimisme vigilant.
Les compromis «historiques»  qui sont en train d’être noués par les classes dominantes, les élites politiques, les barons économiques et une frange maraboutique bien localisée qui s’est transmuée en une plateforme d’opérateurs économiques qui exploitent délibérément la grande masse de croyants dans l’attente d’un messie, d’un miracle peut-être ou simplement de nouvelles raisons d’espérer, doivent être examinés sérieusement. Qu’elles le veuillent ou non, les élites religieuses sont parties intégrantes du jeu politique. La société civile, les partis politiques en premier lieu, les commerçants et les hommes d’affaires ont légitimé, sans aucune clause de sûreté, l’hégémonisme des chefs religieux qui ont décidé de s’investir ouvertement ou souterrainement dans la politique. Le pouvoir confrérique est d’ailleurs interpellé au plus haut niveau par cette question quintessencielle.

La structure mondiale aux plans financier et politique se traduit par des violences. Mais pourquoi ces violences s’expriment avec autant de brutalité et de férocité dans nos pays, et  notamment au Sénégal ?

Elles tendent à remettre en cause de façon plus vigoureuse l’équilibre fragile sur lequel repose la domination capitaliste. Or, le Sénégal est un pivot essentiel du dispositif géostratégique français, américain, chinois et japonais. S’il tombe, il y aura un effet domino qui n’épargnera aucun pays de l’ancien ensemble aoéfien et aéfien. En outre, la jeunesse au Sénégal qui chôme à hauteur de 60 %, plus peut-être, a des choix limités qui consistent à s’enfoncer avec une témérité stupéfiante dans les profondeurs océanes ou à s’inscrire dans la compétition pour accéder à la violence, qu’elle pourrait légitimer par les injustices criardes que tout le monde voit parfaitement. Les masses paysannes sont excédées par les politiques d’ajustement qui les étranglent et sont prêtes à en découdre avec tout pouvoir qui déciderait de porter atteinte à leur dignité de citoyens libres, en voulant accaparer leurs terres ou à leur imposer une politique de «vérité des prix» irréaliste et scandaleuse. Ce sont ces formes d’ajustement structurel, appliquées à l’aveuglette et étroitement surveillées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, qui sont rejetées par les peuples sénégalais et africains. Les Africains n’ont pas hésité à descendre dans les rues par centaines de milliers au Niger, au Kenya ou en Ethiopie pour s’opposer à des politiques qui les affament et les tuent à une échelle inégalée dans les temps modernes (...)
Toutes ces populations surexploitées et opprimées pourraient à tout moment, décider qu’elles ne laisseraient plus le monopole de la violence aux classes dominantes. Et à ce moment-là, on assistera à des ruptures dramatiques qui retarderaient le progrès social. Le Sénégal n’est nullement à l’abri de telles turbulences. Et nous avons atteint un point d’incandescence maximale, avec l’inflation galopante à un point inégalé depuis l’indépendance, le chômage galopant, plus de 56 % de gens vivant au-dessous du seuil de la pauvreté, l’inertie humaine, la misère, la faim, la malnutrition, etc.

Ces 56% font l’équivalent de ceux qui ont voté pour Abdoulaye Wade en 2007…

Je ne suis pas sûr que tout ce monde ait voté en faveur de Wade. Toujours est-il que cela traduit une très grande déception par rapport à ce que pouvait représenter l’homme en 2000 surtout, et à ce que pouvait représenter ce tournant décisif. Il y a eu des utopies et beaucoup de naïveté de la part de tous ceux qui ont porté Abdoulaye Wade au pouvoir, et j’en fais partie. En assumant ma part d’erreur à cette époque-là, je ne tomberais pas cette fois-ci dans un nouveau piège consistant à donner un chèque en blanc aux combinaisons politiciennes et à une réflexion politique en perte de vitesse. Ce serait irresponsable de notre part. Il faut agir dans la vigilance et avec la plus grande circonspection. Les erreurs de la «gauche historique», des «socialistes» et des « marxistes» en général doivent être passées au crible d’une critique et d’une autocritique sans complaisance. Au lieu de cela, j’ai la nette impression qu’il y a une sorte de fuite en avant, une attitude du «ôte-toi de là que je prenne ta place». C’était le fameux slogan «na dem, na dema dem» (qu’il s’en aille, qu’il s’en aille) doublé par la clameur du «Sopi» (changement en wolof). Où cela nous a-t-il mené et pourquoi appelle-t-on le peuple sénégalais à rééditer la même erreur pratiquement dans les mêmes conditions ? Certains poussent le cynisme jusqu’à prétendre qu’il n’y aurait pas autre chose que le libéralisme mondialisé comme approche aux problématiques du développement et de la libération nationale ou même de la lutte pour la démocratie nationale. Amady Ali Dieng a parfaitement raison de dire que la lutte des places s’est substituée à la lutte des classes dans la tête de certains. Cette partie de la gauche s’est soumise avec armes et bagages aux forces du marché et pousse le cynisme jusqu’à  revendiquer ouvertement et explicitement cette forfaiture.
Il faut avoir le courage de reconnaître qu’il y a une déficience de la pensée politique, mais surtout de l’action. Ceci est dû au fait -et j’en parle avec humilité- que les conditions de la lutte sont extrêmement dures au Sénégal et dans les pays africains. Nous sommes frappés de plein fouet par la pauvreté ; les gens pensent davantage à survivre dans cet enfer. Les partis politiques de l’opposition n’ont pas accès à une manne financière importante. Seul le parti qui contrôle l’appareil d’Etat, accède de façon presque illimitée à la manne financière et budgétaire étatique. Il y a cette accélération outrancière de la financiarisation de l’activité politique, introduite par les socialistes, puis accélérée par les libéraux dans une mesure qui défie l’entendement. On n’a jamais vu autant de milliards se balader sur le front politique. En conséquence, il y a des circonstances aggravantes et défavorables de l’opposition politique organisée.
Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras, au contraire. Il faut resserrer les rangs, il ne faut pas jeter l’idéologie par-dessus bord ; il faut voir de façon très lucide la meilleure façon dont ces alliances-là peuvent se nouer. On ne doit pas accepter qu’elles se nouent au détriment de l’objectif stratégique final. Et c’est cet objectif stratégique final sur lequel justement, la nouvelle structure qui a été créée, c’est-à-dire cette alliance entre la société civile et la société politique, à proprement parler, est en train de réfléchir. Mais il faut interpeller cette nouvelle alliance circonstancielle. Et il faut le faire dès maintenant, parce que la société civile comme la société politique est éclatée, marquée par des tendances centripètes alimentées très souvent par des inimitiés liées au contrôle du pouvoir politique et étatique. Il n’y a même pas un discours très cohérent du point de vue de l’analyse politique, économique et systémique. Cela est dû au fait que les intellectuels, les universitaires et autres jouent un rôle marginal au sein de cette société civile et politique. Des textes importants, des analyses socio-anthropologiques auraient dû précéder les Assises nationales et servir de terreau aux discussions. Le texte de départ qui a été proposé ne pose pas les vrais problèmes. Je n’approuve pas l’attitude consistant à dire qu’il ne faut pas individualiser les débats, ni attaquer les principes et les modes de gestion adoptés depuis un demi-siècle. Il faut discuter de tous les problèmes et permettre à toutes les sensibilités de s’exprimer à un niveau micro ou macro, et ensuite faire des synthèses acceptables. La question du financement des Assises aurait pu être réglée en amont et, ensuite, encourager une large participation des populations qui y auraient adhéré. Mais malgré ces couacs, nous soutenons les Assises nationales et allons y participer activement.
La promiscuité qui semblait exister entre le Front Siggil Sénégal et les acteurs civils, les hommes d’affaires, les syndicalistes, etc. a été plus ou moins levée. Je m’étais ému en privé à l’époque de ce que le Bureau des Assises nationales était en majorité représenté par des individus dont les états de service doivent être jugés sans complaisance par les participants. Je ne suis pas sûr qu’en procédant à de telles critiques approfondies et très bien documentées, nous puissions parvenir à des consensus immédiatement opérationnels. Cela dit, je ne voudrais préjuger de rien et prendre le train en marche. On verra ce qu’il en sortira et si le train pourra arriver à bon port avec toutes les promesses de départ. Mais, il ne faut jamais perdre de vue l’interrogation fondamentale : qu’est-ce nous voulons changer dans la façon dont le système marche actuellement ? Est-ce que nous voulons laisser le système en place, c’est-à-dire le pacte néocolonial qui nous a guidé jusqu’ici, ou voulons-nous le remettre en cause, et dans quelle direction ?

Réellement, les Assises nationales, dans leur configuration, leurs termes de référence, leurs perspectives, sont-elles capables de répondre à ces interrogations ?

Je continue de me poser ces questions et je crois que c’est le cas dans tous les camps. Les défections enregistrées, surtout celle de l’ancien directeur de la Bad (Babacar Ndiaye : Ndlr), pose crûment la pertinence des choix arbitraires opérés pour piloter les Assises. Et puis, pourquoi mettre aux postes de commande un ancien fonctionnaire du Fmi qui a pratiqué l’ajustement structurel pur et dur et assumé des fonctions ministérielles tumultueuses à cause de ses choix politiques et macro-économiques ? Pourquoi choisir de nommer les deux membres d’un couple dans le même Bureau, comme s’il y avait une pénurie de cadres lucides et méritants dans ce pays ? C’est une question que l’on peut légitimement se poser. La coloration politique du Bureau des Assises est trop marquée avec la présence de socialistes connus pour la part qu’ils ont prise dans la gestion du pays. Il aurait fallu un dosage mieux équilibré. Il me semble donc qu’il y a évidemment beaucoup de lacunes. Mais, ce n’est rien que de normal. C’est un processus qui est en train de prendre forme. Lorsque les discussions véritables auront commencé, il est certain que toutes les problématiques que j’ai évoquées tout à l’heure, pourront ressurgir, puisqu’on voit de nouvelles composantes de la société se joindre à l’initiative de dialogue national ; ce qui va sans certainement achalander l’étalage idéologique et programmatique des Assises. Mais cela ne suffit pas. Il faut qu’il y ait de nouvelles conditions qui soient créées par ces acteurs-là et surtout, il faudra assurer une participation prédominante et effective des masses populaires sans les appareils inhibiteurs d’usage, pour qu’il y ait une mue de la lutte pour le changement social au Sénégal. Et cela passera certainement par la remise en cause des erreurs fondamentales qui ont conduit à la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Par exemple, très peu d’entre nous ont déjà discuté et écrit sur la question de savoir si nous voulons faire le développement avec la Banque mondiale et le Fmi ou les y associer de manière contrôlée et très mesurée ? Comment nous définirons le développement ? Comment et avec quels moyens construire un Etat capable de répondre aux aspirations démocratiques et de progrès social du pays ? Avec quelles forces sociales, voulons-nous développer de telles politiques économiques, notamment les Documents de stratégie de réduction de la pauvreté, ces ajustements déguisés ? Les secteurs de l’Education et de la Recherche scientifique et technologique ont été gérés de façon assez minable jusqu’ici. Elles exigent une mue soutenue, une transformation radicale alimentée par une vision à la fois réaliste et ambitieuse. Ainsi en est-il de pratiquement tous les secteurs. Il y aura sûrement de très bonnes résolutions finales, il faut l’espérer, et une feuille de route acceptable pour l’ensemble des acteurs impliqués. Mais il serait politiquement naïf de penser qu’il faudra utiliser ces conclusions des Assises comme de simples reliques. Au contraire, il faudra rapidement  les dépasser à nouveau, les passer au crible d’une nouvelle critique à travers un processus encore plus inclusif.
Ma seule crainte, c’est que, compte tenu de l’opportunisme et de l’absence de principes dans l’engagement militant pris généralement, il n’y ait des difficultés pour respecter scrupuleusement le pacte éthique et la feuille de route qui se seront dégagés de ces Assises. Rien n’est donc définitif ; tout est transitoire. Les Assises nationales sont un fleuve en perpétuel mouvement et participent d’une modalité de la construction nationale. D’autres formes seront sûrement trouvées lorsqu’elles arriveront à maturité.

Vous êtes un observateur de la société sénégalaise. Au plan économique, comment va le Sénégal ?

Il va très mal. Tous les agrégats économiques se portent au plus mal. Toute la production agricole a chuté ; la croissance s’est affaissée parce qu’elle ne peut plus être portée par des secteurs comme les Ics, la Senelec, la pêche, le tourisme et toutes nos industries ont été privatisées, bradées dans le désordre institutionnel le plus ahurissant, sans parler de secteurs de souveraineté comme l’eau, les télécommunications, les transports maritimes, le port, etc. Les nouveaux pactes noués avec les financements arabes aggravent la situation, même s’il faut se féliciter de la diversification des sources de financement. Mais on va construire des hôtels, des industries de plaisance, des souks… On va transformer en une machine infernale à exploiter, à avilir et à broyer, une jeunesse très fragile. Gorée, ce site sacré pour la mémoire collective africaine, n’est même pas épargnée. On s’apprête à en faire un site de dévergondage et d’insulte à la dignité des Africains et de toute la diaspora négro-africaine. Il faudrait donc désigner du doigt ceux qui sont responsables de cette situation dans son ensemble et non pas seulement depuis huit ans. Il faut que ceux qui ont été responsables de la gestion, pendant 40 ans, 10 ans ou 5 ans, peu importe, fassent leur autocritique et que leur action soit jugée. Chacun devra prendre sa part de responsabilité dans l’analyse des contradictions qui les ont conduit à commettre des erreurs sur le plan politique et dans la prise de décision économique. La situation économique dans laquelle nous nous trouvons, est désastreuse. Quand vous avez un Etat qui est si peu crédible qu’il n’arrive même pas à remplir ses velléités d’emprunt obligataire, il y a là de quoi s’interroger. La communauté internationale, les principaux bailleurs de fonds, les institutions plurilatérales et bilatérales qui soutenaient jusqu’ici le Sénégal, se posent tous des questions et sont dans le doute. Elles n’ont d’ailleurs pas hésité à observer les Assises au départ et à répondre positivement à l’invitation des organisateurs. Le niveau de décrépitude sociale, de souffrance, de misère psychologique, sociale, a atteint un point d’incandescence au-delà duquel ou c’est la folie collective, ou c’est la révolte. Ce qu’il faut craindre, c’est que nous en arrivions à ce système de jacqueries qui généralement ne débouchent pas sur des transformations radicales. C’est pourquoi, il faut privilégier des cadres adéquats de formation des citoyens, à l’intérieur desquels les citoyens puissent véritablement prendre l’initiative sur le terrain des luttes concrètes, marquées par une sorte de dolichocéphalie de la politique et de l’idéologie dominantes.

Est-ce que cette situation potentiellement explosive que vous décrivez ne nous fait pas entrer dans l’intelligence de cette sortie de leur réserve des bailleurs de fonds, qui se sont exprimés et qui ont exprimé leur angoisse devant la situation que vit le pays ?

Oui, c’est extraordinaire de voir un représentant de la Banque mondiale ou du Fmi s’exprimer dans les termes dans lesquels ils se sont exprimés. Ce n’est pas recevable et c’est une atteinte à l’expression de notre souveraineté nationale par de petits fonctionnaires insignifiants et, peut-être tout, aussi corrompus que ceux qu’ils dénoncent hypocritement aujourd’hui. Mais, c’est la réalité des relations internationales qui fait que nos ministères des Finances, nos présidences de la République, sont des institutions offshore de la Banque mondiale et du Fmi.
Je suis optimiste en ce que le niveau de conscience sociale, la grande soif de justice sociale et de démocratie du peuple sénégalais s’affirme et s’affine de jour en jour. Et ce peuple-là est prêt à tous les sacrifices pour que la situation puisse changer. Il n’y a qu’à voir l’attitude éminemment patriotique des émigrés sénégalais qui contribuent bien plus que l’ensemble des bailleurs de fonds réunis pour que nous ne sombrions pas dans la barbarie. Mais à côté de cela, il faut exprimer de grandes inquiétudes, parce que la situation est instable ; elle peut basculer dans un sens ou dans l’autre à tout moment, avec un président vieillissant qui est presque en fin de règne. Qu’il le veuille ou non, ce sont des conditions biologiques qui vont lui commander de quitter le pouvoir, et nous pourrions à ce moment-là, nous trouver devant une instabilité sociale aux conséquences imprévisibles. Vous avez une atomisation de l’expression politique intra et extra partisane qui fait que tous les paris sont ouverts, toutes les hypothèses permises.

Le danger ne pourrait-il pas venir aussi de cette volonté supposée du président de la République de vouloir transmettre le pouvoir par des micmacs constitutionnels ?

Il ne faut pas se faire d’illusion. Le jeu est très clair : le président de la République veut installer son fils. Sinon pourquoi ce dernier se mettrait-il à organiser des galas de lutte  et des structures de soutien à son action qui passent leur temps à chanter ses louanges ? Pourquoi voyagerait-il tout le temps avec son père et serait-il présenté aux Présidents ou aux grands de ce monde partout où le président s’en va ? Et pourquoi l’installe-t-on dans une position privilégiée, celle de l’Anoci, qui d’ailleurs va continuer, puisqu’il y a 75 milliards qui ne sont pas encore déboursés, et à partir desquels, on prétend vouloir continuer l’action de construction d’infrastructures au détriment des véritables ministères ? Il faut d’ailleurs dénoncer avec la plus grande fermeté cette «agenciation» des structures de l’Etat, qui n’est rien d’autre qu’une forme prébendière de détournement de sommes colossales, qui se chiffrent par dizaines de milliards, des ressources budgétaires, puisque, actuellement, nous sommes à 32 agences qui ont été créées artificiellement par la présidence de la République. Les directeurs de ces agences touchent en moyenne 6 millions de francs Cfa et bénéficient de toutes sortes d’avances (10 millions au moins) avec essence et voiture. C’est dire qu’ils touchent davantage que la crème de l’élite américaine (...)
C’est pourquoi l’Anoci doit être délibérément ciblée par l’Autorité de régulation des marchés publics et la Cour des comptes pour être auditée de manière contradictoire et indépendante.
Le peuple n’en peut plus de payer des taxes et des services à des coûts aussi élevés. Ceux qui parlent d’élargissement de l’assiette fiscale sans la diriger en direction du secteur privé et des sociétés étrangères, doivent être considérés comme des ennemis du Sénégal. La ponction fiscale a été extrême et on le voit bien dans l’évolution exponentielle des recettes fiscales. Cette tendance est mortelle et il faut y mettre un terme immédiatement, de même que la spirale inflationniste et l’augmentation du coût de la vie sans commune mesure avec les salaires et les revenus des ménages.

Vous avez abordé le problème de l’Anoci, dont les Sénégalais attendent toujours l’audit. Mais, elle semble vouloir s’extraire de cette nécessité de rendre compte, et a subi une mutation, pour continuer à s’occuper du domaine des infrastructures à côté de l’Apix…

Il faut regretter simplement qu’au Sénégal -et c’est pour ça qu’il faut qu’on s’interroge sur le degré de combativité des forces sociales- pourquoi ne proteste-t-on jamais en masse? Les gens ont vu ce qu’a fait l’Anoci. Il faut le dire, les avis sont partagés et certains ont pu être impressionnés par le caractère baroque des infrastructures, cependant que d’autres ont déploré que sur une distance aussi insignifiante, on ait pu engloutir une manne financière de plus de 400 milliards, alors que les véritables axes de production et les routes empruntées par la majorité des populations pauvres et les classes travailleuses sont laissées à l’abandon. C’est là une grande interrogation : qu’est-ce qui fait que les gens sont si patients ? Malgré la grande mobilisation qui a entouré l’arrestation arbitraire de Madiambal Diagne et l’agression caractérisée et récurrente des journalistes, y compris par un guide religieux dont la colère exprimée à l’encontre d’un journaliste est absolument incompréhensible et certainement condamnable, on aurait pu s’attendre à une capacité d’indignation populaire beaucoup plus massive. Les gens auraient dû descendre dans la rue par centaines de milliers. Peut-être la conscience politique et citoyenne, voire civique tout simplement, est-elle encore vacillante dans notre pays.

Donc, le scandale de l’Anoci n’a pas été à la mesure de ce que ça devait produire, comme sentiment de répulsion et de révolte au niveau des Sénégalais ?

Le plus étonnant, c’est qu’on ait pu observer qu’avec de l’argent volé, les gens puissent s’en glorifier maintenant, sans être inquiétés, sans craindre d’être décapités quelque part dans la rue, ou d’avoir des gens avec des réactions extrêmement violentes à leur encontre. Les représentants de la société civile qui ont été phagocytés dans ces agences spécialisées conseils de surveillance, qui de l’Anoci, qui de la Cena, ou comme  mon cas dans l’Autorité de régulation des marchés publics, doivent faire très attention à ne pas se faire piéger par le pouvoir, qui a parfaitement compris qu’en mettant les gens dans de telles structures, en leur donnant des jetons de présence, comme on le dit vulgairement, et donc en leur donnant une petite part du gâteau -s’il y a un gâteau- on pourra les maîtriser. Il faut davantage développer les capacités institutionnelles et analytiques de la société civile qui est mal préparée, généralement, aux tâches de contrôle auxquelles elle a été associée. Je ne toucherai pas un franc personnellement dans le cadre de cette activité au sein de l’Autorité de régulation des marchés publics (Armp). Il est illusoire de penser que l’Armp pourra changer radicalement la pratique du gré à gré qui prédomine dans la distribution d’un marché public de près de 700 milliards de francs Cfa. Déjà, il n’y avait pas de consensus au départ au sujet du Directeur général qui a été choisi et qui avait été partie prenante dans la catastrophe maritime du Joola. On a longtemps discuté du salaire qu’il fallait lui donner : 6 millions demandés finalement stabilisés à 4 millions avec en prime, 10 millions de prêt en frais d’installation sans compter l’inévitable 4x4. Je ne suis pas sûr que ce soit là des actes civilement responsables pour une institution chargée de la bonne gouvernance financière. De plus, on m’a alerté verbalement de ce que l’actuel Directeur général n’aurait pas coupé le lien ombilical avec l’Apix ; ce que je n’ai pu vérifier pour l’instant, en m’adressant directement à l’intéressé. Je suis, également, très sceptique en ce qui concerne la clause de calcul algorithmique introduite dans le projet de cahier de procédures de l’Autorité pour auditer les agences. Il faudra dans tous les cas que nous parvenions sans entraves à cibler délibérément telle agence ou telle autre, en raison de la manne d’argent qu’elle a brassée et aussi parce que c’est une demande du peuple sénégalais. Il y a donc des réglages institutionnels sérieux à faire. Je les ai publiquement exprimées ici parce que je considère que ces questions ne participent aucunement du secret des délibérations et que la population doit être tenue au courant des délibérés ; sinon, ce n’est pas la peine de siéger dans ces instances comme du bois mort.

Justement, pour parler de l’Autorité de régulation des marchés publics qui contrôle les transactions financières relatives aux marchés publics, si vous deviez aujourd’hui faire l’état des lieux, est-ce que les règles de transparence du marché sont respectées ?

J’ai été très gêné d’abord, et je l’ai exprimé, par le fait que la personne-ressource qui avait été pressentie en tant que Dg de cette autorité, avait joué un rôle dans le naufrage du Joola. Du point de vue de la conscience, il était difficile d’accepter qu’une personne qui avait été mêlée si intimement à l’une des plus grandes tragédies de notre histoire, puisse émerger ainsi. Par ailleurs, on m’a rapporté que cette même personne continuait, continue encore, d’émarger au niveau de l’Apix ; donc, c’est une question qui devrait être clarifiée. Deuxièmement, pendant quelques semaines, les débats se sont focalisés sur des problèmes de salaires. Nous avions des propositions de salaire de l’ordre de 6 millions de francs Cfa par mois, et au-delà de ces 6 millions de francs Cfa, presque 10 millions d’emprunt pour pouvoir s’installer, remboursables de façon très douce, plus un véhicule 4 fois 4, etc. A l’époque j’avais bondi et j’étais outré, en me demandant si nous étions bien dans l’un des 25 pays les plus pauvres du monde. Et pourtant, il y a eu des voix pour dire que les salaires de 6 millions de francs Cfa, c’est la norme dans ces 32 agences qui sont créées par l’Etat. Vous voyez ce que nous coûte l’entretien de cette classe parasitaire ? En dehors de ça, il y a eu des petits problèmes qui sont normaux dans des structures comme celle-ci, mais il faudra être extrêmement vigilants, surtout en ce qui concerne la méthode adoptée pour identifier les agences de l’Etat, ou les structures de l’Etat, qui devront être auditées, contrôlées, parce qu’on est en train d’essayer d’utiliser des algorithmes, (rires) donc des théories du chaos mathématique, pour pouvoir contrôler ce qu’il y a à contrôler. Je ne m’associerai pas à de telles vues. Lorsque, par exemple, l’Anoci, à cause de l’importance de la manne financière qui était brassée, est là, il faut la montrer du doigt et dire qu’il faut aller à l’Anoci, au lieu de jouer à un jeu de roulette russe pour savoir quelle est l’entreprise qui va passer sous les fourches caudines de cette structure. Et lorsque j’aurai atteint la conclusion que mon action serait inutile, ou bien que je serai complice de forfaiture, je prendrai à ce moment-là mes responsabilités et j’en informerai le peuple sénégalais, en l’informant de tout ce qui sera dit. Parce que là aussi il y a un autre piège, c’est qu’on veut souvent nous confiner dans ce secret d’Etat entre guillemets, dans lequel toutes ces personnes-là doivent s’engager. Je me refuse à entrer dans cette logique. J’estime que si je suis assis là-bas, c’est parce que je dois périodiquement rendre des comptes au peuple sénégalais, aux forces sociales, de l’évolution des choses à l’intérieur. L’autre chose : je refuse de toucher à quelque jeton de présence que ce soit ; je ne toucherai pas un kopeck, pas un franc Cfa, de cette structure-là. En y allant, je pensais que c’était bénévole ; je ne savais pas qu’il y avait des enjeux financiers derrière tout cela.

Est-ce que ces enjeux financiers ne plombent pas l’ambition de ces agences et de ces structures à agir auprès des populations ?

Tout à fait ! Ce sont des structures bidon qui doivent apprendre à travailler davantage pour les populations de base que pour des élites politiques, intellectuelles ou civiles. Vous avez parfaitement raison de vous inquiéter de cette tendance-là, et c’est pour ça que ces organisations de la société civile gagneraient à s’interroger ensemble sur ces questions et à adopter une position commune. Jusqu’ici, il n’y a pas d‘attitude commune de la participation de la société civile à l’intérieur de ces instances. Cette participation a été facilitée par les bailleurs de fonds nationaux du Sénégal ; elle a été facilitée également par l’Exécutif, qui a pensé que c’était un des moyens peut-être de neutraliser cette société civile en la mettant aux affaires, comme cela s’est fait dans d’autres pays. Il faudra donc être extrêmement vigilants ; cette vigilance devra être exercée au niveau le plus élevé.

Pensez-vous que ces tendances liberticides sont liées à une situation de fin de règne, ou bien à la nature du régime d’Abdoulaye Wade ?

Les deux. Nous avons affaire à un chef de l’Etat qui panique un peu en cette fin de règne, parce que nous sommes actuellement dans un monde où les affaires peuvent vous rattraper très vite. On a vu dans le cas de la Rdc avec cet homme qui pensait ne jamais pouvoir être inquiété, et qui a été pris dans les filets de la justice internationale. Et beaucoup d’autres petits potentats comme ça ne sont plus du tout tranquilles actuellement, qu’ils soient aux affaires ou pas. C’est une des données surdéterminantes de l’attitude de notre président de la République. Il y a aussi ne chose absolument incompréhensible, sur laquelle il convient de s’interroger, c’est le fait qu’en si peu de temps, il y ait eu tant d’évènements tragiques dans ce Sénégal. On a eu un président du Conseil constitutionnel qui a été assassiné, et des accusations sans aucune forme d’ambiguïté ont été formulées à son encontre, et nous n’avons eu droit qu’à des dénégations extrêmement molles. Et il y a cette loi qui nous interdit même d’en parler. Vous avez eu la tragédie du Joola. Pas une seule personne arrêtée. Au contraire, on a vu des gens responsables au plus haut niveau, être recyclés dans le système et être aux postes de commande. Des bandits à col blanc dont le pouvoir judiciaire a dit qu’ils doivent être rayés de l’administration, qui ne doivent plus jamais être aux affaires, ont été réintroduits comme ministres à un plus haut niveau et à des postes stratégiques. Nous avons vu des formes de banalisation extrême de la fonction ministérielle… Suivez mon regard ! Nous avons eu des choses extraordinaires qui se sont passées dans ce pays-là. On n’aurait jamais cru qu’elles puissent avoir lieu. Et ces faits doivent justement nous convaincre qu’il n’y a aucune exception sénégalaise. Il n’y a que des peuples qui sont en proie à des contradictions et il faut que les éléments les plus éclairés de ce peuple puissent saisir la mesure des choses et faire en sorte que nous ne basculions pas dans l’abîme. C’est pour ça aujourd’hui, que cette idée des Assises nationales est absolument géniale et indispensable, mais il faut qu’on soit très prudent à ne pas gaspiller cette opportunité historique.

Croyez-vous que le Président soit en train de commettre une erreur historique en boycottant ces Assises ?

Le Président aurait eu tout intérêt à se faire représenter à ces Assises nationales, à envoyer ses ministres dans les détachements sectoriels de cette instance de discussion, et faire en sorte qu’il y ait une participation beaucoup plus dynamique. Qu’il prenne acte, et après on verra bien. Mais qu’il se cantonne dans cette forme de refus plus ou moins primaire, qui ne correspond pas du tout à l’évolution des démocraties à travers le monde, ne milite pas en sa faveur.   Le Président aussi est en train de se bercer d’illusions, car il y a beaucoup de gens qui lui font croire que c’est un grand penseur, mais il est venu au pouvoir d’une façon qui ne correspond plus à l’air du temps. Les hommes providentiels, fussent-ils les plus talentueux, sont morts.

Crise de l’électricité, pénurie du riz, du gaz, etc. Cela vous étonne ou pas que le Sénégal soit dans cette situation-là ?

Non ! La pénurie du gaz est liée à la partie de bras de fer engagée par l’Etat avec les sociétés pétrolières. On nous avait promis que nous allions être exportateurs de pétrole. Il y a vraiment des fantasmes qui sont indignes d’une démocratie, d’une instance exécutive, et qui font de cette instance exécutive qu’est la présidence de la République, une sorte de promontoire qu’on est en train de banaliser, et de couvrir de ridicule par rapport à l’échiquier international. Mais cela va aller de mal en pis ; je vois mal comment Samuel Sarr qui, paraîtrait-il, a toutes les difficultés pour se rendre en Gambie pour des raisons obscures, pourrait faire faire un bond significatif à la politique énergétique du Sénégal. Dans le secteur des transports en commun, tout est en train d’augmenter. La barre des 1 000 francs Cfa va être bientôt franchie en ce qui concerne le prix du carburant, et à ce moment-là, je ne sais pas comment va réagir -j’espère qu’elle va réagir- la grande masse des Sénégalais qui empruntent ce moyen de transport pour arrêter cette descente aux enfers.

Demeurez-vous quand même optimiste pour le Sénégal ?

Il ne faut pas se mouler dans le conformisme, ni trop penser que nous sommes des héros et que nous sommes de grands maîtres du changement social. Personne n’a le monopole de la vérité, et il faut que nous travaillions tous ensemble. Je suis très optimiste par rapport aux jeunes, surtout. Je travaille beaucoup avec les jeunesses actuellement. Elles évoluent à la vitesse du monde. Il y a un temps global et un temps local. Ils ont réussi à faire la synthèse de ces deux et ils vivent dans un temps «glocal» qui leur permet aujourd’hui, véritablement, de réinventer l’Afrique et l’action politique à travers les Nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il y a la possibilité, comme jamais auparavant, d’élargir ces nouveaux espaces politiques de réflexion et d’action.



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