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Les colosses de Dakar

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Les colosses de Dakar

Une statue de 50 mètres de haut, édifiée dans la capitale par le vieux président sénégalais Abdoulaye Wade, n’en finit pas de faire scandale aux plans esthétique, politique et financier.

D’un bras, un géant africain de cinquante mètres tient un bambin qui pointe l’horizon du doigt. De l’autre, il entoure la taille d’une femme toute en rondeurs et court vêtue, cheveux aux vents, face à l’Atlantique. Achevé fin novembre, ce monument de la Renaissance africaine ne se visite pas encore, mais saute aux yeux des visiteurs, dès leur arrivée à l’aéroport de Dakar. Bâti comme la statue de la Liberté sur une structure en acier, cet édifice, creux à l’intérieur, comprend plusieurs salles sur quatre étages et un ascenseur qui mène au bonnet du personnage masculin. Incrustée de baies vitrées, cette tête africaine offre une vue panoramique sur la péninsule du Cap-Vert. Situé à la pointe la plus occidentale de l’Afrique, le bronze est planté sur l’une des «Mamelles», les deux seules collines de la capitale sénégalaise.

Sarkozy sur la tour Eiffel

Ce grand projet d’Abdoulaye Wade, le président libéral du Sénégal, âgé de 82 ans, défraie la chronique depuis plusieurs mois. Le monument est contesté pour son style, son coût, son mode de financement et ce qu’il représente du point de vue politique. «Folie des grandeurs», «vanité», «mégalomanie»… Les critiques ne manquent pas, sur les blogs et dans la presse sénégalaise. Interrogé par Libération, Abdoulaye Wade les balaie du revers de la main. «Je comprends, dit-il. Quand le président Mitterrand a fait sa Grande Bibliothèque, il y a aussi eu beaucoup de polémiques.»

L’inauguration devait avoir lieu le 12 décembre, en présence d’une vingtaine de chefs d’Etat africains, avec vidéoconférence proposée par le chef d’Etat sénégalais entre lui-même, Barack Obama sur la statue de la Liberté et Nicolas Sarkozy sur la tour Eiffel. Ces deux dirigeants ayant décliné l’invitation, l’inauguration se fera sans eux, le 4 avril 2010, pour le cinquantenaire de nombreuses Indépendances africaines, dont celle du Sénégal.

En attendant, les avis restent partagés sur l’interprétation à donner au trio homme-femme-enfant. «C’est l’Afrique sortant des entrailles de la terre, quittant l’obscurantisme pour aller vers la lumière», précise Abdoulaye Wade. Des esprits mal tournés y voient plutôt l’élan migratoire des Sénégalais, pointant du doigt les Etats-Unis ! Le style néoréaliste paraît plus tourné vers un passé soviétique que n’a jamais connu le Sénégal que vers un avenir africain.

«C’est un essai estudiantin, qu’on dirait fait par un écolier, totalement illisible pour un artiste averti, parce que bien trop banal», tranche un peintre sénégalais de renommée internationale, qui préfère garder l’anonymat sur ce sujet très politique. Une caricature circule en effet sur Internet, sur laquelle les visages de bronze ont été remplacés par ceux du président, de la première dame Viviane - une Française née à Besançon - et de leur fils Karim Wade. Après sa défaite aux élections municipales de Dakar, en mars, Karim Wade, 41 ans, a été nommé par son père ministre d’Etat en charge de la Coopération internationale, de l’aménagement du territoire, des transports aériens et des infrastructures.

L’œuvre a été conçue pour se mesurer aux plus célèbres monuments du monde. «Elle est plus haute que la Statue de la liberté, 46 mètres, et que le Christ rédempteur de Rio, 43 mètres», se réjouit Abdoulaye Wade. Et si l’on compte, comme le Président le fait parfois, la colline sur laquelle elle a été dressée, on arrive à 150 mètres. Deux fois moins, quand même, que la tour Eiffel…

Ousmane Sow au placard

A cause de ce projet, Abdoulaye Wade et le grand sculpteur sénégalais Ousmane Sow se sont totalement brouillés. Selon les proches d’Ousmane Sow, l’idée du monument a germé voilà environ treize ans, lors d’une discussion informelle. Alors ministre d’Etat sans portefeuille, Wade avait suggéré l’édification d’une statue sur une colline. Ousmane Sow, déjà très célèbre, avait proposé de modeler un homme et une femme, rentrant au pays avec leur enfant. Allusion au retour des anciens esclaves sur la terre natale, dans une évocation, qui se voulait positive, de la traite négrière. Elu à la présidence en 2000, Abdoulaye Wade a demandé au sculpteur une maquette à échelle humaine. Ce qui fut fait, dans l’esprit des Peuls qui figuraient dans la rétrospective consacrée à Ousmane Sow en 1999, sur le pont des Arts à Paris. «Ousmane était toujours un peu perplexe sur le coût et l’ingénierie du projet, confie son amie, la réalisatrice française Béatrice Soulé. Il n’était pas sûr de la taille de l’œuvre ni de l’emplacement choisi. En fait, rien n’était défini.» En avril 2002, en arrivant à Dakar, le sculpteur apprend que la première pierre de l’édifice vient d’être posée. Quelques jours plus tôt, des photos de sa maquette lui ont été demandées de toute urgence par la présidence. Or, c’est une tout autre œuvre que la sienne qu’il découvre à la une des journaux. Un homme, une femme et un enfant, qu’il pense dessinés à l’ordinateur. «Une statue affreuse et sans aucun rapport avec l’original», affirme Béatrice Soulé. Depuis, l’artiste a mis sa maquette au placard, chez lui, et ne veut plus en entendre parler.

Pierre Goudiaby, architecte sénégalais, proche et conseiller du président, a pris rendez-vous avec une fonderie française pour «le projet Ousmane Sow». Le directeur de la fonderie ayant passé un coup de fil au sculpteur et découvert le pot aux roses, le marché n’a pas pu se conclure en France. Il l’a finalement été à moindre coût en Corée du Nord, un pays expérimenté en matière de sculptures monumentales.

Abdoulaye Wade, lui, donne une tout autre version de l’histoire. L’idée est bien la sienne, assure-t-il. Elle figure d’ailleurs en toutes lettres dans son livre, Un destin pour l’Afrique, publié en 2005. Il se cite : «Si j’étais un sculpteur, je mettrais en place trois personnages les bras ouverts dans un élan d’étreinte. Deux sur une marche supérieure, l’Europe et les Etats-Unis, sont plus rapprochés. Le troisième, l’Afrique, un peu plus éloigné, aux formes saisissantes de pureté et de force, tend aussi les mains». Dans le livre, une note de bas de page indique que «finalement, à la place des trois personnages, j’ai conçu une seule statue». Explications du Président : «Je me suis dit que si je faisais un bonhomme seul, on me dirait : "où est la femme" ? Et qu’il faudrait aussi ajouter un enfant.» Le président reconnaît avoir fait appel à Ousmane Sow, avec un résultat décevant. «Il avait fait un petit personnage avec un chapeau mexicain», assure le président.

Ni pagne ni seins nus

Abdoulaye Wade a préféré faire appel à un jeune dessinateur sénégalais dont il explique avoir «perdu le nom», se promettant de lancer un appel par voie de presse pour le retrouver. «Il m’a fait un premier dessin, ça n’allait pas, on a travaillé longtemps. Puis j’ai appelé un sculpteur hongrois basé à Paris.» Virgil, en fait d’origine roumaine, sculpteur officiel de l’armée de terre française et spécialiste des oeuvres monumentales, a été présenté à Abdoulaye Wade par Gemo, un bureau d’études et d’ingénierie basé à Paris.

En 2003, Virgil passe quatre jours à Dakar pour finaliser le modèle de 50 centimètres qui servira à faire la statue intermédiaire de 5 mètres, avant de passer au grand modèle final. Des discussions multiples, en présence de l’architecte Pierre Goudiaby, obligent le sculpteur à changer plusieurs fois le modèle. Viviane Wade, la première dame, insiste pour que la femme ne reste pas en pagne et seins nus. Après l’exécution en toute urgence, en juillet 2003, d’une statuette offerte au président américain George Bush, plusieurs rendez-vous à Paris et une dispute avec le président Wade sur la question des droits d’auteur, Virgil n’a plus eu de nouvelles du Sénégal.

Un appel téléphonique de Libération lui apprend, six ans plus tard, que la statue existe et qu’elle appartient exclusivement au président du Sénégal. «Incroyable ! s’exclame Virgil, manifestement sous le choc. Voilà plusieurs années que j’attends des nouvelles. J’ai toujours 7 600 euros d’impayés, sur un contrat de 30 500 euros passé en 2001 pour faire des maquettes.»

Côté financements, le président Wade ne se voit pas seulement reprocher le coût de la statue, 26 millions d’euros, dans un pays pauvre. Pour financer le projet, il a cédé 27 hectares de terrains publics autour de l’aéroport de Dakar. La société nord-coréenne chargée par Pierre Goudiaby d’exécuter le monument a accepté d’être payée en terrains, vite revendus à une caisse de retraite sénégalaise. Abdoulaye Wade a aussi provoqué l’indignation, en annonçant qu’il empocherait 35 % des recettes générées par le monument, en tant que «concepteur» du projet. Il fera généreusement don du reste à l’Etat. Il a déposé entre 2007 et 2008 la propriété intellectuelle du monument à son nom, dans de nombreux pays.

Initialement, les royalties devaient aller dans les caisses d’une Fondation de la Renaissance africaine, dont la direction serait confiée à Karim Wade. «Mon fils n’a rien à voir là-dedans», affirme aujourd’hui Abdoulaye Wade, qui a manifestement changé d’avis. Il nous annonce que la fondation sera finalement gérée par sa fille Sindiély ! Il n’est plus question de partage avec l’Etat : «100 % des recettes iront à la fondation à la Case des tout-petits», ces crèches qui ont essaimé à travers le pays depuis qu’il est au pouvoir. Abdoulaye Wade n’éprouve aucun remords. «Je suis le propriétaire du monument et je peux le reproduire comme je l’entends», affirme-t-il. Quelque 200 répliques de 5 mètres ont déjà été commandées, pour être vendues aux villes et pays qui seront preneurs. Des bronzes de 40 cm sortiront aussi d’un atelier installé à Dakar. «Senghor [poète et père de l’indépendance du Sénégal, ndlr] a bien fait quatre livres pendant qu’il était président, affirme Abdoulaye Wade. Personne ne lui a réclamé ses droits d’auteur!»

Condamné par les imams

Au pied du monument, un amphithéâtre est en construction. Derrière la statue, entre les collines et la mer, un hôtel 7 étoiles, le second du monde après le Burj al-Arab, à Dubaï, doit voir le jour sous l’égide du groupe koweïtien El-Kharafi. Les imams du Sénégal - un pays musulman - ont condamné le monument, le 11 décembre, lui reprochant entre autres de figurer un homme et une femme quasiment nus. «Les imams qui disent que c’est contraire à l’islam sont des ignorants ! rétorque Abdoulaye Wade. Le Coran dit que la représentation d’un humain est interdite pour l’adorer. C’est l’adoration qui pose problème. Mais c’est accepté pour la beauté, l’esthétique ou pour transmettre un message utile.»

Du côté des habitants de Ouakam, quartier populaire qui se trouve au pied du monument, les critiques se font plus rares. «J’ai compté, il y a 198 marches, s’enthousiasme un commerçant. Le monument crée des emplois et va rapporter des devises.» Sur le site, même son de cloche. De jeunes Dakarois et des touristes viennent prendre des photos. «Ça fait partie de l’embellissement de Dakar, affirme Ablaye Gueye, chef de chantier. Dedans, c’est tout un immeuble, un chef-d’œuvre. Cet édifice est dans la même ligne que vos statues, en Europe et en Amérique. Pourquoi l’Afrique n’aurait pas son monument?»



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