Un mythe court chez ceux qui n’ont pas vécu Mai 68 : y avait-il la main de l’étranger derrière l’embrasement de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar ? Est-ce le prolongement des troubles de la même époque qui avaient lieu alors en France ? La précocité de l’engagement semblait si incongrue que les causes de cette crise ont fait l’objet d’interprétations controversées. Dès les premiers jours du soulèvement des étudiants et lycéens dakarois, les autorités sénégalaises mettent à l’index l’étranger, coupable de «vouloir détruire,avec les structures de notre jeune Etat, l’indépendance nationale elle-même, sans laquelle nous n’aurions aucune raison de vivre». Le discours est extrêmement clair et la position de Léopold Sédar Senghor, sans équivoque sur cette question : il y a une revendication politique dictée par l’étranger. Dans un discours radiodiffusé le 30 mai 1968, le président de la République accuse les étudiants de Dakar «d’imiter» leurs homologues français. Il présente la contestation, comme le révèle le Professeur Abdoulaye Bathily, comme «la conjonction d’une vieille tendance étudiante, qui était hier, trotskiste et anarchiste, maintenant maoïste, d’une part, et d’une poignée d’ambitieux, dont certains sont au service du capitalisme international le plus rétrograde». «Ce qui est grave, ce n’est pas que les meneurs - quelque 150, mettons 200 étudiants - soient nombreux. Ce qui est grave, c’est que, sous couleur de revendications corporatives, une minorité prétende bloquer le fonctionnement de l’éducation nationale en général, singulièrement l’université sénégalaise et, partant, celui même des Institutions. Comme nous le verrons, par delà les revendications corporatives, il y a une revendication politique dictée par l’étranger», persiste-t-il.
Léopold Sédar Senghor était convaincu que la manifestation était «un complot ourdi par une opposition fabriquée de l’étranger et téléguidée de l’étranger». Il faisait ainsi allusion, sans les citer nommément, aux Etats-Unis, pays de «l’impérialisme le plus rétrograde», et à la République populaire de Chine, porteuse de «l’impérialisme rouge».
Il faut reconnaître, cependant, que cette position des autorités sénégalaises se situe dans un contexte de guerre froide où les relations sénégalo-soviétiques sont au beau fixe, matérialisées par un important accord de pêche. A contrario, celles que notre pays entretient alors avec les Usa sont au plus bas. C’est ainsi que l’aide américaine est passée à l’époque de 5,5 à 1,5 millions de dollars.
En réaction à la situation explosive, l’Etat du Sénégal prend alors des mesures de rétorsion diplomatique qui lui font rompre tout contact avec les supposés instigateurs de cette révolution estudiantine. Le correspondant de l’Agence de presse Chine nouvelle est expulsé du Sénégal dès le déclenchement des manifestations et un décret présidentiel interdit, quelques mois plus tard, l’entrée du territoire national à un certain nombre d’ouvrages et de publications comme «Les Quatre essais philosophiques de Mao», «Pékin Information» et «Granma», l’organe central du Parti communiste cubain.
Pourtant, les étudiants sénégalais n’arrêtent pas d’insister sur le caractère strictement revendicatif de leur grève et l’indépendance de leur organisation à l’égard de l’étranger. Abdoulaye Bathily, alors dirigeant de l’Union démocratique des étudiants sénégalais (Udes) initiatrice du mouvement, a tenté de remettre, au cœur de son ouvrage consacré à la question, un certain nombre de vérités pour montrer l’indépendance de leur mouvement. Dans la chronologie des évènements, il montre que la première grève d’avertissement a été déclenchée le 18 mars 1968 alors que le Mai-68 français proprement dit, est parti de la grève du 25 mars 1968. En plus, l’Udes n’entretient aucune relation avec le mouvement étudiant français. Pour l’actuel secrétaire général de la Ligue démocratique, le Mai 68 sénégalais plonge ses racines dans un contexte national particulier, il est l’aboutissement logique des transformations subies par le Sénégal au cours de la première décennie des indépendances.
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