Vendredi 29 Mars, 2024 á Dakar
Vendredi 01 Juin, 2018 +33
Sport

"Chaque téléspectateur est un coach en puissance"

Single Post
"Chaque téléspectateur est un coach en puissance"

Sélectionneur de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes et passionné de foot, le critique Charles Tesson décrypte les images fortes et les procédés de mise en scène qui ont marqué l'Euro 2016.

Après la Coupe du Monde 2010, vous écriviez, dans les « Cahiers du Cinéma », que la généralisation des téléviseurs 16/9 avait engendré le grand retour du plan large dans la façon de filmer le football. C'est toujours le cas aujourd'hui ?

Charles Tesson. - Plutôt, oui.

Sur beIN, je n'ai pas vu de surdécoupage, comme c'était le cas dans les années 2000, où, pour donner du peps aux matchs, les réalisateurs multipliaient les plans. Désormais, ils font aussi moins de ralentis qu'auparavant, mais ils les choisissent et les tournent mieux.

Je pense à la faute sur Pogba, lors du France/Irlande, lorsque le joueur peine à retrouver son souffle, et à ces deux inserts très précis sur le coup de pied qu'il vient de recevoir dans la poitrine, filmés par des caméras-loupes. Auparavant, le réalisateur aurait intégré au moins six ralentis, au risque d'empiéter sur le déroulé du match.

Quelles autres nouveautés avez-vous notées ?

L'usage du ralenti à des fins esthétiques, après une action de but. Souvenez-vous de ce plan de la réaction de Giroud après sa tête ratée au début du France/Irlande, où on le voit secouer les filets de rage. Tout à coup, on a l'impression que le ralenti sert à faire la photo de presse, la photo symbole. Idem pour la joie de Griezmann un peu plus tard après ses deux buts. Avant, le ralenti avait surtout pour vocation de juger d'une action. Plus largement, ce qui me frappe le plus aujourd'hui, c'est que le filmage en direct sert à alimenter les émissions d'avant et d'après-match, où l'on présente les joueurs, on analyse la tactique, on expose les statistiques sur les passes ratées ou réussies, etc.

Filmer le foot, dans toutes ces émissions de décorticage, revient à se mettre à la place de l'entraîneur. Chaque téléspectateur est un coach en puissance : la télé lui donne une foule d'éléments, pose la question de placer Pogba à gauche ou à droite, mais lui fournit également une foule d'images inédites du match qui n'ont pas servi à la retransmission en direct.

Les prémices de tout cela, c'était « Zidane, un portrait du XXIe siècle », un long-métrage sorti pendant la Coupe du Monde 2006, où la caméra se focalisait sur le joueur pendant la durée complète d'un match. Mais, aujourd'hui, il s'agit moins de suivre le comportement d'une vedette pour son seul charisme que pour analyser l'importance qu'elle a dans le jeu déployé par son équipe.

 

L'affaire du bras d'honneur supposé de Pogba lors du France/Albanie démontre que le nombre toujours grandissant de caméras d'une compétition à l'autre (une quarantaine pour chaque rencontre de l'Euro 2016) n'évite pas à certaines images de demeurer inintelligibles.

Vous avez raison. Cette histoire est aussi très intéressante au sens d'une sorte de guerre éditoriale que se livrent les diffuseurs puisque beIN a refusé de montrer la séquence c'est une chaîne belge, la RTBF, qui l'a finalement diffusée. Elle rappelle les images d'Ibrahimovic à Bordeaux après un match de Ligue 1, où il traitait la France de « pays de merde » : Canal avait choisi de les diffuser (au nom d'une certaine transparence) au contraire de beIN, qui entendait donner au foot un aspect plus policé. Ceci posé, le fait d'interpréter une image est un vieux réflexe de journaliste sportif. C'est la même chose que de s'interroger sur l'exactitude d'un hors-jeu, par exemple.

« La Marseillaise », lors du match France/Albanie, a été réalisée de manière très intrigante. Au lieu du travelling habituel qui court sur le visage des joueurs, ce fut un plan-séquence très alambiqué qui se détournait parfois des acteurs, comme si la caméra craignait de les filmer en train de chanter. Ou plutôt de les filmer alors qu'ils ne chantent pas…

Il s'agit plutôt de votre dernière hypothèse. Montrer des joueurs qui ne chantent pas devient problématique en France. Comme le Front national s'est emparé de ce genre de « débats », la question de l'hymne devient presque un tabou.

Qu'avez-vous pensé de la manière dont a été filmé le but décisif de France/ Roumanie marqué par Dimitri Payet, un joueur que le grand public connaissait peu jusque-là ?

C'est vrai que Payet n'existait pas en tant que vedette. S'il avait été un personnage plus emblématique, la télévision l'aurait sans doute filmé différemment. Moins discrètement, ça c'est sûr.

Contrairement à une icône comme Ronaldo, Payet ne faisait pas jusqu'à maintenant l'objet d'une attention particulière.

Il y a eu droit pour son second but lors du France/Albanie. On nous montre, comme au premier match, son geste au ralenti et sa joie d'avoir marqué, puis…sa femme et ses enfants en tribunes.

Les femmes des joueurs sont devenues un élément capital des retransmissions télé. Avant, cette préoccupation n'existait pas.

Le cas de l'épouse de Payet est d'autant plus emblématique que c'est cette courte séquence du France/Albanie qui l'a rendue célèbre. Par ailleurs, du fait du retour à une certaine épure dans la mise en scène des matchs, on utilise beaucoup moins les autres personnages du public. Comme le président de la République, par exemple, ou les entraîneurs. Encore une fois, il y a moins le souci de faire vivre le match que de le rendre intelligible tactiquement. Même les commentateurs sont tous dans cette optique. Avant, Thierry Roland ou Thierry Gilardi s'apparentaient à des hommes de radio. Aujourd'hui, on ne demande plus ça à leurs successeurs. Le dernier à s'enflammer, c'est Omar da Fonseca (sur beIN), qui s'autorise des images poétiques, fleuries : « bouffe-le » pour dire « dépasse-le ». Je regrette simplement qu'on oublie un peu le personnage du gardien. Quand son équipe marquait un but, on montrait sa joie solitaire, c'était très émouvant. Il était à la fois dans le match et loin de l'action.

Et les supporters ?

Comme toujours, on montre d'eux le pittoresque, les costumes, les maquillages carnavalesques. Et leur rencontre avec la caméra produit invariablement un gag qui m'amuse beaucoup : à partir du moment où ils voient la caméra, leur joie d'être filmés provoque leur disparition à l'image puisqu'ils perdent toute spontanéité par rapport au match ! Une chose m'a beaucoup frappé cette année : pendant le Croatie/ République tchèque, il y a eu une bagarre et des fumigènes à la fin du match. La police est arrivée, a vidé la tribune, et le jeu s'est arrêté pendant dix minutes. La caméra est restée loin, ostensiblement, alors qu'elle pouvait très bien se rapprocher.

Là, il y a eu une sorte de censure pour ne pas montrer ce qui se passait réellement dans les tribunes pendant le direct du match. En tout cas sur beIN.

Trois Français, un Anglais et un Allemand se répartissent la réalisation des matchs. Avez-vous senti un changement de style ?

Oui, c'était flagrant sur Irlande du Nord/Pays de Galles. C'était filmé à l'anglaise. Ça m'a épaté. Par exemple, ces inserts systématiques de deux joueurs qui sautent pour intercepter un ballon de la tête. Il n'y a qu'en Angleterre qu'on filme ce genre d'action.

Propos recueillis par Guillaume Loison



0 Commentaires

Participer à la Discussion

  • Nous vous prions d'etre courtois.
  • N'envoyez pas de message ayant un ton agressif ou insultant.
  • N'envoyez pas de message inutile.
  • Pas de messages répétitifs, ou de hors sujéts.
  • Attaques personnelles. Vous pouvez critiquer une idée, mais pas d'attaques personnelles SVP. Ceci inclut tout message à contenu diffamatoire, vulgaire, violent, ne respectant pas la vie privée, sexuel ou en violation avec la loi. Ces messages seront supprimés.
  • Pas de publicité. Ce forum n'est pas un espace publicitaire gratuit.
  • Pas de majuscules. Tout message inscrit entièrement en majuscule sera supprimé.
Auteur: Commentaire : Poster mon commentaire

Repondre á un commentaire...

Auteur Commentaire : Poster ma reponse

ON EN PARLE

Banner 01

Seneweb Radio

  • RFM Radio
    Ecoutez le meilleur de la radio
  • SUD FM
    Ecoutez le meilleur de la radio
  • Zik-FM
    Ecoutez le meilleur de la radio

Newsletter Subscribe

Get the Latest Posts & Articles in Your Email