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Sembène Ousmane, écrivain- cinéaste sénégalais : « Mon ambition est d’essayer de faire une œuvre intemporelle »

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Sembène Ousmane, écrivain- cinéaste sénégalais : « Mon ambition est d’essayer de faire une œuvre intemporelle »

En menant des recherches sur le cinéma africain francophone, l’occasion nous a été donnée de rencontrer Sembène Ousmane le 25 juillet 2006 dans son bureau, à l’ancienne maison de la Rts, en face du Théâtre Daniel Sorano. L’idée était de reprendre contact avec lui le lundi 11 juin 2007, à Dakar, pour négocier un autre rendez-vous et poursuivre ainsi nos échanges. Les réalités de la vie étant au-dessus de nos projections, cette rencontre n’a pu avoir lieu. Sembène est parti le 9 juin 2007, et nous ne pourrons plus lui parler,  nous asseoir à ses côtés, l’entendre parler avec amour de l’Afrique, de ce continent qui lui était cher et qu’il a défendu dans tous ses films. Malgré tout, Sembène restera toujours vivant. Dans le cadre des hommages qui lui seront rendus à Dakar les 9 et 10 juin, nous nous faisons le devoir de partager avec tous ceux qui l’ont aimé, ainsi que ceux qui n’étaient pas d’accord avec ses prises de positions, l’interview qu’il nous avait accordée, il y presque deux ans. Une interview dans laquelle, il a parlé de son œuvre, des difficultés de faire du cinéma en Afrique,  de son amour pour la littérature et ses projets.   

Comment se porte le cinéma de Sembene Ousmane? 

Il fait de son mieux. Du point de vue diffusion, je fais ce que je peux. Les conditions de circulation normale du film sur le plan commercial n’existent presque plus. Il n’y a presque plus de salles de cinéma dans beaucoup de pays francophones. Les films en format DVD ont pris la relève. J’en distribue, j’en vends et j’organise selon mes temps libres des projections foraines suivies de discussions débats avec les élèves surtout les lycéens. Cette année au Sénégal, il y a des problèmes avec les examens, ce qui fait que je ne peux organiser cela. La situation est explosive dans la mesure où il y a les grèves d’enseignants. J’attends donc la rentrée pour reprendre. Je fais mon petit travail de militant mais ce n’est pas cela qui nourrit les gens car le cinéma en même temps qu’il est art est commerce. 

Quelle est la réception que vous avez des rencontres avec les lycéens ? Sont-ils enthousiastes de vous rencontrer ? 

Ils m’apportent beaucoup. Il faut se renouveler avec les nouvelles générations. Malgré mon âge, je ne suis pas pour l’Afrique des gérontocrates. Il y a une Afrique passée qui a ses valeurs qu’il faut savoir prendre comme patrimoine, voir ce qui est bon et les prendre, et oublier ce qui n’est pas conforme avec la réalité d’aujourd’hui. Les jeunes apportent beaucoup dans la mesure où ils sont de leurs époques. Ils ont des sources d’informations et de cultures qui leur viennent de partout tandis que ceux de ma génération, les gérontocrates c’était seulement au niveau de la famille, du clan ou de la tribu. Même si nous parlions deux ou trois langues, nous étions cloisonnés tandis que les jeunes sont pris dans la mouvance de ce qu’on appelle la mondialisation. Pour parler des pays francophones, les dirigeants politiques ne secrètent plus une nouvelle culture parce que toute culture est née des récoltes, des moissons, de l’abondance, des habillements, des tam-tams, des jeux. 

Avez-vous l’intime conviction à la fin de vos rencontres avec les jeunes lycéens qu’ils repartent à la maison avec un savoir plus grand ? 

A mon avis, je ne tiens pas de comptabilité. La culture n’est pas le ministère de la santé où on compte les lits. Ce n’est pas le ministère des travaux publics où on compte les kilomètres réalisés ou à réaliser. La culture c’est  tout ce dont l’homme a besoin de sa naissance jusqu’ à sa mort. Cela ne se comptabilise pas. Mais je les invite à réfléchir aux perspectives qu’ils doivent se faire de leur avenir et les faire prendre conscience du fait que leur avenir dépend d’eux. 

Pour revenir à votre activité cinématographique, quelles sont les difficultés concrètes auxquelles vous faites face quand vous devez réaliser un film ? 

Je n’entre pas dans ce débat. Je n’ai pas à me psychanalyser. Je ne suis pas un adepte de Freud. C’est le contenu du film qui m’intéresse. Mes difficultés sont les mêmes que celles de la cuisinière qui prépare son repas pendant la saison des pluies quand le bois est mouillé. Il faut demander à la cuisinière qui prépare à manger à son mari ou à son enfant malade pendant la saison des pluies avec du bois mouillé comment est-ce qu’elle fait. Les difficultés sont des questions d’intellectuel et d’académie. Il n’y a pas que des difficultés en Afrique. 

Il est vrai qu’il n’y a pas que des difficultés en Afrique mais on a l’impression que les cinéastes africains de manière générale ont du mal à produire leurs films. 

L’Afrique a du mal à se développer. Cela fait plus de 40 ans que nous sommes indépendants. L’Europe a versé beaucoup de milliards à l’Afrique. On a détourné de l’argent. Je ne me pose pas cette question de difficultés. Je ne dis pas qu’elles n’existent pas. J’essaie de les transcender tout seul et faire mes films. Mon objectif est de faire des films. J’ai deux principes, le film et moi. Mais celui du film l’emporte. 

Parvenez-vous à faire partager cette opinion à vos collaborateurs ? 

Je ne sais pas maintenant, mais puisque je travaille toujours avec les mêmes personnes je pense qu’elles partagent ma vision des choses. 

Pourquoi réalisez-vous des films ? 

C’est pour militer. Je suis un militant. Je ne fais pas des films pour construire des châteaux. Peut-être qu’au Togo vous ne connaissez pas mes films, mais vous avez été jusqu’à Albany dans l’Etat de New York aux Etats-Unis pour revenir me poser des questions. Il a fallu aller jusqu’en Amérique pour comprendre le rôle des films africains. Aussi loin que vous pourrez aller, l’Afrique vous rejoindra. Comme l’a dit Mongo Beti, l’exil vous restitue l’Afrique. 

Quand on regarde vos films comme Xala, Faat Kiné, et Moolaadé, vous abordez des problèmes de fond comme la corruption et l’excision. Quand vous revoyez ces films aujourd’hui, quelles lectures faites-vous de ces questions en rapport avec l’actualité ? 

Je ne les revois pas. Je ne lis même pas ce qu’on écrit sur moi. 

C’est de manière délibérée que vous ne voulez ni les revoir ni lire ce qui est écrit sur vous ? 

C’est l’avenir qui compte pour moi malgré mon âge. J’ai montré le film Mandabi à des lycéens il y a un an. Ils me demandaient si le film traitait des problèmes actuels. Je leur ai répondu que Mandabi est aussi âgé que leurs pères. Ils n’en revenaient pas. Il ne faut pas tout attendre des films. Il faut se poser des questions. L’avenir c’est à nous de le forger au prix que cela doit nous coûter. Comme tous les peuples de la terre, il n’y a pas une damnation divine. C’est à l’homme de se battre. Mais si nous préférons fuir le combat, nous le fuirons tout le temps. C’est l’esclave affranchi qui revient chez le maître. Voilà l’image que j’ai de cette Afrique actuelle. 

C’est une sorte de désillusion ?

Je ne sais pas. Pour  moi ce qui compte, c’est la volonté de réussir qui compte. Je ne me sens nullement diminué par rapport aux citoyens d’Albany ou de Détroit. Mes problèmes, je dois chercher à les résoudre. J’essaie de faire mes films dans ce sens. C’est ce que je dis aux jeunes. Et actuellement, nous avons de très bons cadres africains qui attendent de pouvoir servir leurs pays. Nous savons qu’aujourd’hui, la plupart de nos pouvoirs sont corrompus. On nous parle de la solidarité africaine. On n’a jamais autant tué que maintenant. On n’a jamais autant volé que maintenant. Où est cette solidarité, mythe ou réalité ? La question reste en tout cas ouverte. 

Vous disiez entre-temps que vous ne lisez pas ce qui est écrit sur vous, mais comment parvenez-vous à réaménager votre travail ou à savoir l’impact que vous avez sur la population ? 

Moi, je fais du cinéma forain. J’organise des débats avec le public, les paysans, les hommes, les femmes et les enfants. C’est ce qui m’enrichit. Je cherche à savoir ce qu’ils ont compris et si mon écriture leur plaît. Je suis d’une autre génération. Je suis grand-grand-père. Mais je dois être plus jeune que les jeunes par la création. Voila mon ambition. Je dois parler non seulement à la génération actuelle mais aux deux et trois générations à venir. Mon ambition est d’essayer de faire une oeuvre intemporelle.  

Pensez-vous que la création seule suffit pour faire entendre votre voix ? 

Non la création seule ne suffit pas. Quand vous montrez mes films à Albany, ce que vous lisez dans mes films ce n’est pas moi qui le dis, c’est votre sensibilité. Vous apportez mon film plus loin que ce que j’ai voulu dire. Voilà la question. Je n’ai aucune gloire ou renommée. Mais je suis content quand vous me disiez qu’à Albany New York vous montrez mes films et vous en discutez. Cela m’honore. Mais en montrant mes films vous ne parlez pas de Sembène Ousmane, vous parlez de l’Afrique. C’est bien de dire que le film est réalisé par Sembène. C’est le droit d’auteur. Vous le respectez. Mais mon travail s’arrête là. 

Quand vous dénoncez la corruption dans Xala, l’excision dans Moolaadé, avez-vous quand même l’impression que les maux que vous dénoncez disparaissent avec le temps ? 

Il y a la corruption un peu partout. Ce n’est pas quelque chose que nous avons produit. Ce ne sont pas les résultats de nos usines, de nos entreprises. C’est l’aide du plus propre des Européens qui enrichit nos dirigeants qui vont s’installer en France, en Amérique ou ailleurs. La corruption n’est pas née avec les gens. Ce sont les gens qui cultivent la corruption. Il faut la dénoncer. Mais dénoncer à répétition, peut paraître monotone quelquefois. Je ne puis rien. C’est mon environnement politique qui est ainsi fait. Pendant que l’on est là, j’entends le muezzin en train de crier. J’aime cela. Mais cela n’a pas arrêté la vie. 

Aujourd’hui que pensez-vous du fait qu’il n’existe presque plus de salles de cinéma dignes de ce nom à Dakar ? 

C’est catastrophique. C’est catastrophique. C’est catastrophique. Moi personnellement, je préfère les salles de cinéma aux dvd et à la vidéo. La salle de cinéma a un caractère social. Je conçois un film par rapport à la dimension de la salle. Le réduire à la dimension des dvd me parait difficile à imaginer. Je n’ai même pas de magnétoscope chez moi pour ne pas voir les films. La situation que nous vivons est catastrophique. On ne secrète plus de nouvelles cultures. Nos pouvoirs politiques sont incapables de créer les conditions de sécrétion d’une nouvelle culture. Ils ont fait de nous des tubes digestifs. C’est tout. Il ne nous reste  plus que les mosquées et les églises. Au Togo et au Bénin, quand il y a des funérailles vous voyez comment les familles dépensent de l’argent. Peut-être même que quand la personne était malade, on ne lui avait même pas apporté de l’aspirine. Est-ce un comportement social ? Non c’est l’inverse du social. 

Qu’est-ce que les cinéastes peuvent faire pour remédier à la situation et redonner à Dakar cette renommée de ville culturelle ? 

C’est une question politique. Les cinéastes de leur côté, sont comme des boulangers. Nous tous, nous aimons manger du bon pain. Mais est-ce que nous cultivons le blé ? Le problème est politique et il n’y a pas de développement sans culture. 

Qu’est-ce qui est finalement possible pour résoudre le problème ? 

Moi je ne discute pas de ce qui est possible. Sinon, j’entre dans un parti politique ou une confrérie de rats. Il ne faut même pas se poser la question. C’est une dérobade. Nous décidons et nous n’appliquons pas. Il faut plutôt se demander ce que je peux faire à mon niveau pour remédier à la situation que nous dénonçons tous. 

Pourquoi vous n’écrivez plus ? 

J’ai deux livres mais j’observe qu’il n’y a pas beaucoup de librairies et les livres coûtent trop cher. Nous ne lisons pas. Si vous allez chez les professeurs africains, vous verrez que ceux pour qui le livre constitue un outil de travail sont les plus mal nantis. Vous allez à la bibliothèque nationale il n’y a rien. Il en est de même pour le Centre culturel français. La culture est un ensemble qui exige un programme de société bien défini. En fin d’année, quand on donne les prix aux élèves les plus méritants, ce ne sont pas les livres des auteurs africains qu’on leur offre, c’est encore ceux des auteurs français. Quel est le libraire africain qui peut offrir des livres gratuitement ? Cela leur coûte cher. D’autre part, les pouvoirs aiment les livres qui les flattent et font leurs apologies. Quand les livres les flattent, ils les achètent en quantité et les distribuent. 

C’est pour ces raisons que vous n’écrivez plus ? 

Le livre est bien. Moi, personnellement je lis beaucoup plus que je vais au cinéma maintenant. Le livre est bien mais les auteurs n’en vivent pas. Le fait que les personnes n’achètent pas les livres les découragent. Dans les milieux ruraux on ne parlerait même pas de livres. A la limite, les populations rurales diraient qu’elles en ont entendu parler. Les populations africaines iraient davantage au cinéma. Elles iraient plus voir des séances de danses, ou participeraient aux concerts de leurs chanteurs préférés. C’est à croire que nous avons la mystique des fesses. La  hauteur de nos savoirs ne dépasse pas notre nombril. 

Vous restez donc convaincu que le cinéma est la meilleure voie pour porter loin vos messages ?

Non. Ce n’est pas la meilleure voie. C’est le pouvoir de l’image. Tous nos pays gardent encore les traditions orales. La culture reste encore au niveau de l’oralité. Je me rappelle encore l’expérience que j’ai eue avec les femmes dans le cadre de mon film Moolaadé. Je me suis retrouvé avec plus de cinq cents femmes qui sont venues voir le film parlant leur langue. J’étais fasciné. Je suis sûr que le jour que vous aurez devant vous cinq cents femmes qui vous posent des questions sur des problèmes qui les concernent, vous verrez. Vous allez prendre conscience qu’il y a une force qui n’est pas encore canalisée. 

Quel serait l’un de vos films que vous seriez prêt à revoir ? 

Il ne faut pas vous faire d’illusion. Je n’ai pas de préférence. Ce sont tous mes enfants. 

Il n’y a pas un de vos films qui vous a le plus marqué ? 

C’est sûrement le prochain. 

Anoumou AMEKUDJI

Journaliste-/PhD Candidate

University at Albany (New York-USA)



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