Après avoir donné son point de vue sur la situation en
Casamance, le général Mamadou Mansour Seck, réputé pour son
franc-parler, se prononce sur la fermeture annoncée des bases militaires
françaises installées au Sénégal. Dans l'entretien qu'il nous accordé,
le Général Seck, qui fut Chef d'État-major général des armées (Cemga) de
1988 à1993 parle des causes, mais également des conséquences que le
départ des militaires français induiraient. Entre autres questions, il
ne manque pas de protester contre le traitement «indigne» infligé aux
militaires invalides.
L'actualité, c'est la
fermeture annoncée des bases militaires françaises installées au
Sénégal. Qu'est-ce qui, à votre avis, pourrait expliquer ce départ ?
C'est
en 2008 que le président français, à partir du Cap, en Afrique du Sud
et non d’un pays francophone, a voulu démontrer sa rupture avec la
Françafrique. Il a déclaré que les accords de défense avec les anciennes
colonies seront révisés et qu’ils seront transparents.
L'initiative
de ce retrait, d'après nos renseignements, est française. À notre
indépendance, en 1960, les Français ont voulu rester, les Sénégalais ont
simplement accepté leur demande. Ce détail est tout à fait important.
Parce que dans cette zone de l’Afrique, au Sénégal, en Côte-d'Ivoire et
dans d'autres pays, de nombreuses entreprises françaises et leur
personnel étaient déjà installés. Il faut protéger ces intérêts. Une
autorité française disait récemment que son souhait était de disposer
d’un point d'appui sur l'Atlantique à Dakar et d’un autre vers l'Océan
Indien à Djibouti. Récemment d’ailleurs, le port d'attache de Djibouti a
permis à la marine française de neutraliser des pirates somaliens.
Dans
cet ordre d’idées, la France a récemment ouvert une base aérienne au
Qatar.
En ce qui concerne le Sénégal, pour évoquer quelques
exemples, quand en 2002 il y a eu une grave crise en Côte-d'Ivoire, le
point d’appui de Dakar a servi. L'année dernière, lors de cette
catastrophe du vol Air France 447, les premiers avions de recherche
français arrivés sur place étaient le Breguet Atlantique de patrouille
maritime et un avion-radar Awacs qui ont décollé de Dakar. Ainsi, au
lieu de parcourir 5000 km depuis la France avant d’arriver, ces moyens
peuvent être pré-positionnés au Sénégal. En décollant de Dakar, et après
quelques heures de vol, ces avions disposent d’une autonomie plus
longue pour rester sur le site et pouvoir découvrir des débris de
l’avion disparu et les deux boîtes noires. C'est un gain de temps
précieux.
La France dispose également d’un bateau de sa marine
dans le golfe de Guinée en complément de son dispositif militaire à
terre.
C’est le moment de souligner un facteur important. La
France et l'Europe de l'Ouest, malgré leurs 27 pays et leurs richesses,
accusent une vulnérabilité reconnue. Elles n'ont pas encore la capacité
de projeter rapidement des forces massives loin de leur continent, à
5000 km. Seuls les Etats-Unis, en tant que superpuissance, ont cette
aéromobilité. Pour combler ce gap, les Européens ont d’ailleurs commandé
l’avion Eads 400 M en cours d’essai actuellement.
Pour mettre
davantage en évidence cet intérêt des grandes puissances à disposer de
bases sur notre continent, il suffit de considérer les difficultés des
Américains, pendant 2 ans, pour trouver où installer l'Africom en
Afrique ; ce serait le Commandement supervisant l'ensemble de leurs
activités liées à la sécurité dans le continent, au lieu de l’assurer à
partir de Stuttgart en Allemagne. Des 53 pays africains, aucun n’a
accepté de le recevoir sauf un, le Liberia, qui a des raisons
particulières de sécurité et des liens historiques avec l’Amérique.
Est-ce qu'on ne pourrait pas expliquer ce départ des Français
par des problèmes économiques et financiers ?
Comme je l’ai déjà
souligné, des dizaines de milliers de Français sont présents dans de
nombreuses entreprises françaises en Côte-d'Ivoire, au Gabon, au Sénégal
etc. L’idéal est de pouvoir exfiltrer rapidement ce personnel en cas
d’urgence et protéger les intérêts. Mais récemment, la presse a fait cas
d'un déficit énorme de l'Etat français de 1500 milliards d'euros soit
presque 1000 fois le budget sénégalais. Et l'armée française, malgré sa
présence en Afghanistan, pourrait avoir à payer les pots cassés en
diminuant son budget. Un autre facteur récent qui peut jouer dans la
décision est que la France a complètement réintégré l’Alliance
Atlantique comme membre à part entière, ce qui peut expliquer une autre
conception de sa défense.
Ces facteurs peuvent jouer dans la
balance de cette décision stratégique.
Donc,
ce ne sont pas les autorités sénégalaises qui ont demandé leur départ ?
Pas
forcément, si on lit l'interview de l'ambassadeur de France.
Apparemment, à la suite de la déclaration du président français, il
paraît cohérent que l'initiative du retrait vienne des Français.
Maintenant, il est possible que la réaction sénégalaise soit différente
de celle qu’attendaient nos partenaires.
Le Premier ministre a dit récemment
que les autorités sénégalaises ont fait une proposition et attendent la
réaction du côté français.
C'est normal, après ce que je viens de
dire, parce que je crois savoir que les Français voulaient rester dans
la presqu'île du Cap-vert. Et d'après certaines informations, il leur
est demandé d'aller à Thiès. Et là, le problème financier se pose.
Mais
si dans quelques années l’aéroport Blaise Diagne est ouvert et qu'on
ferme l'aéroport L.S. Senghor, la base 160 de Ouakam aurait moins
d'intérêt.
Pensez-vous que les armées sénégalaises
auront suffisamment les moyens d'assurer à elles seules les différentes
interventions sans les forces françaises ?
C'est extrêmement
important de savoir que les Français partant, il y a beaucoup de gens
pour dire : «enfin vous êtes souverains».
Mais je dois confirmer
ici que durant mes différentes fonctions au sein des armées, pendant
plus de 3 décennies, nous n’avons jamais pensé à avoir recours à une
force étrangère en cas de crise nationale, que ce soit pour la Casamance
ou pendant les événements de 1962 ou 1988.
Est-ce à
dire que ce départ permettra aux Sénégalais de connaître exactement la
force de leurs armées ?
Je pense que de ce point de vue, les
armées sénégalaises ont déjà largement démontré leur caractère
républicain et leur expertise. Il faut signaler que le Sénégal avait
déjà fourni en 1993 plus de 60 contingents de maintien de la paix, dans
presque tous les continents du monde. Dès 1960, notre premier contingent
est parti au Congo-Kinshasa. Nous avons fourni le plus grand contingent
sénégalais envoyé à l'extérieur en 1991 au Liberia avec 1500 hommes,
c'était presque un régiment.
Dans notre conception de la
manœuvre et des opérations des forces, jamais nous n’avons eu recours à
une expertise autre que sénégalaise. Après tout, nos officiers sont
formés dans les grandes écoles telles que Saint-Cyr. Ils sont diplômés
d’écoles d’Etat-major et d’Ecoles supérieure de guerre de France, des
Usa, d’Allemagne, du Maroc, et même de l’Ihedn français. Maintenant, ce
qui peut arriver une fois que la conception est finalisée, c’est que
nous demandions des équipements complémentaires à nos alliés.
Pour
parler encore de l'expertise sénégalaise, au Liberia, l’intervention de
l'Armée sénégalaise a été déterminante pour sauver la ville de Monrovia
contre les troupes de Charles Taylor en 1992. Et quand nos autorités
ont pensé retirer nos troupes en fin 1992, pour préparer les élections
de 1993, l'ambassadeur américain à Monrovia nous a répondu : «Si vous
partez, je ferme mon ambassade». De même, en 1993, après le retour de
notre contingent du Liberia, les Américains nous ont demandé de leur
envoyer le chef de notre contingent, un colonel actuellement général et
ambassadeur dans un grand pays, pour leur faire un briefing sur le
maintien de la paix, à Stuttgart en Allemagne.
Au début des
années 1970, nous avons beaucoup renforcé notre laboratoire de langue
anglaise à l’Etat-major général des Armées, et c'est très important.
Car, dans les trois quarts de nos opérations, les rapports de
commandement sont en anglais. À titre d’exemple, à Monrovia, nous avons
trouvé un contingent francophone qui ne parlait pas anglais. Il a été
cantonné dans un quartier de la ville pour faire simplement un travail
de police à Monrovia, au lieu d’être déployé sur le terrain.
En
Afrique, il est indéniable que trois pays possèdent le plus d'expertise
en matière de maintien de la paix : le Nigeria, le Sénégal et le Ghana.
Au Liberia, il y avait près de 5000 Nigérians,1500 sénégalais et 900
Ghanéens dans le cadre de l’Ecomog.
À la fin des années 1980,
l’Onu nous a demandé d’envoyer des officiers sénégalais en Irak pour
participer au monitoring de la frontière avec l’Iran, après l’atroce
guerre de 8 ans entre les 2 pays. À cette occasion, lors d’une
inspection, nous avons d’ailleurs eu l’opportunité de rencontrer le
président Saddam Hussein, quelques mois avant Desert Storm (Ndlr :
Tempête du désert).
D’autre part, le Sénégal a été le 1er pays au
sud du Sahara à envoyer des troupes à la coalition de la 1e guerre du
Golfe (Desert Storm) en 1990.
Actuellement, c’est un général
sénégalais qui assure le commandement des troupes de l’Onu à Kinshasa et
c’était le cas, il y a quelques années, en Côte d’Ivoire.
En 50
ans, le Sénégal a envoyé prés de 35 000 soldats pour le maintien de la
paix dans le monde. Ce n’est donc pas l’expérience qui nous manque, elle
est reconnue dans le monde entier. Réussir une opération de maintien de
la paix, c’est réussir à former des soldats suffisamment mûrs pour
réagir en diplomates quand c’est nécessaire. Ce qui est un défi
permanent.
Maintenant qu'on a annoncé le départ des
militaires français, à votre avis, qu'est-ce qu'il faut faire de ces
bases, si l'on sait que le président Wade a déjà annoncé son désir de
faire de Bel-Air une résidence secondaire ?
À ma connaissance,
rien ne paraît être décidé. Je pense qu'il serait recommandé qu’on
regarde la carte de la presqu'île du Cap-vert, les implantations
françaises et leurs emprises. Et la première question qu'on devrait se
poser, c'est quels sont les besoins de nos forces de sécurité ? Il y a
quelques années, le champ de tir principal des Mamelles a été fermé.
Cela veut dire que pour faire tirer les unités militaires, il faut
maintenant aller jusqu'à Thiès à 70 km. Mais pour parcourir les 30 km de
Dakar-Rufisque, il faut 3 heures ; il faut des camions, de l'essence
etc. Auparavant, aux Mamelles, en une demi-journée, on pouvait faire
tirer une unité de combat. De même, vous voyez des unités de réserve
générale comme le Groupement parachutiste de Thiaroye qui sont envahies
par l’urbanisation. Il faut quand même leur trouver de l'espace.
Priorité donc aux forces de sécurité, les armées, la gendarmerie, la
police et la douane notamment.
À l’occasion du départ
des troupes françaises, les techniciens travaillant dans les bases ont
manifesté pour s'inquiéter de leur sort. À votre avis, ne faudrait-il
pas mettre en place des mesures d'accompagnement pour éviter de les
réduire au chômage ?
Je pense que ce retrait doit être
graduel. Mais il faut surtout une entente entre les deux pays pour
traiter humainement le problème des 500 travailleurs et des 2500 autres.
Il y a des répercussions économiques importantes. Ces 1200 soldats ont
un niveau de vie supérieur à celui du Sénégalais moyen, donc, il faut
s'attendre à des conséquences difficiles.
Même en France ou aux
Usa, quand une base militaire ferme, les élus locaux s’y opposent ou
s’efforcent de limiter les dégâts économiques.
Peut-on
dire que ce départ est un signe d'indépendance pour le Sénégal ?
Si
l'initiative venait du Sénégal, je dirais oui. Nous ne sommes pas à
l'aise quand les gens nous disent : «mais, vous, vous avez la stabilité,
parce que vous avez des militaires français chez vous». Il est quand
même symbolique que ce retrait coïncide avec le 50e anniversaire de
l’indépendance de notre pays ; on peut se sentir plus fiers, il y a un
effet psychologique.
Il est important ici de souligner que nous
n’avons jamais eu de coup d’État au Sénégal. Mais, je reste convaincu
que nous le devons uniquement à la maturité du peuple sénégalais et non à
une influence extérieure.
Les Français resteront nos amis et nos
alliés, c’est dans notre intérêt mutuel. Nous avons vécu 4 siècles de
cohabitation, les Sénégalais ont participé à toutes les guerres
françaises du XXe siècle.
À titre d’exemple, actuellement, nous
avons à faire face ensemble à une nouvelle menace, la guerre contre le
terrorisme. Al-Qaïda pour le Maghreb islamique (Aqmi) traverse le Sahara
pour arriver en Mauritanie au Mali, au Niger et au Tchad, c’est-à-dire
chez nos voisins. Nous avons tous besoin de nous allier contre cette
menace. Car aucune nation ne peut gagner seule cette guerre asymétrique.
Il s’agit là d’abord d’une bataille du renseignement.
Les
manœuvres que nous organisons avec nos alliés français, comme les Deggoo
(Entente), contrairement à ce que j'ai lu quelque part, sont des
exercices conçus par les officiers des deux pays. Le théâtre d'opération
africain est différent du théâtre d'opération européen. Une manœuvre à
20° à Nantes est différente d’une autre à 40° à Tambacounda. Le
comportement des hommes et des machines n’est pas le même. C’est
évident.
Dans ce cas, chacun apprend de l'autre, avec modestie et
respect. Il n'y a pas un maître qui dit : « voilà ce qu'il faut faire».
Je
suggère d’ailleurs que les Sénégalais soient invités à participer à des
manœuvres en France.
Mon général, les
militaires invalides ont été récemment brutalisés par les forces de
l'ordre, alors qu'ils réclamaient leurs droits. Quel est votre sentiment
par rapport à cette affaire, vous qui avez eu à commander d’abord
l’armée de l’Air ensuite les Armées sénégalaises ?
Vous me
donnez l'occasion de protester vivement. Je suis scandalisé par le
comportement des forces de police contre ces invalides de guerre que
nous devrions traiter en héros nationaux. C’est la deuxième fois que
cela arrive. L'année dernière, j'avais demandé une audience au ministre
des Forces armées d'alors, pour lui exprimer vivement mes sentiments, à
la suite d’un incident semblable où un sous-officier a perdu un œil.
C’est une blessure grave pour nous tous. Parce que ce sont des personnes
qui ont choisi librement de protéger la Nation et son intégrité
territoriale. Elles ont été blessées au combat, quelques fois invalides
très tôt ou même tuées en laissant des veuves. Elles sont handicapées
pour le reste de leur vie. On a même vu un manchot se faire brutaliser.
Elles ont droit, ces personnes, à un minimum de dignité, avoir de quoi
manger et se faire soigner. Si on réfléchit un peu, on doit penser aussi
au moral des troupes qui sont en Casamance, au Darfour ou ailleurs. La
même chose peut leur arriver. Donc, si elles voient comment leurs
anciens sont traités, elles ne seront pas encouragées. Je le répète,
c'est un scandale pour moi.
Le Cinquantenaire
de l'indépendance du Sénégal sera célébré en grande pompe. Vous qui, à
un certain moment, avez dirigé les armées sénégalaises, qu'est-ce que
cela vous inspire ?
En ce moment, il serait justifié que
l'ensemble du peuple sénégalais soit informé, conscientisé et mobilisé
sur la signification de la NATION, de LA PATRIE et du DRAPEAU NATIONAL.
Les Français débattent sur l’identité française. C’est le moment de
parler de l'identité sénégalaise, pourquoi on est fier d'être
sénégalais. Nous devons célébrer des personnalités comme Cheikh Anta
Diop, Senghor, Lat-Dior, les femmes de Nder. Nous devons mieux connaître
notre histoire pour la célébrer. Il faut que ce soit tout le peuple qui
participe à cette célébration.
Vous avez participé aux
Assises nationales. Mais, le constat est que beaucoup de Sénégalais ne
sont pas informés des conclusions. Et malheureusement, cela ne se fait
pas sentir souvent dans les discours des hommes politiques. Ne
faudrait-il pas les conscientiser ?
En effet, les résultats des
Assises nationales auraient pu être mieux sentis au niveau du peuple.
Après la grande restitution au niveau national, au mois de mai 2009, à
l’hôtel Méridien, il y a une cellule de veille qui doit assurer la
divulgation des documents tels que la Charte de gouvernance démocratique
et le Rapport général. Les comités départementaux de pilotage sont
re-dynamisés. Il faut utiliser l’Internet, des Cd, les médias, en
parler, susciter des débats etc. Nous ciblons aussi les ambassades et
institutions internationales. Nous voulons que le peuple s'approprie ces
conclusions. Parce que, après tout, nous avons construit une pyramide
en commençant par une base populaire élargie. Nous avons posé 2
questions essentielles aux Sénégalais de toutes les couches sociales :
«Quel est l’état des lieux là où vous vivez, et quelles sont les mesures
que vous préconisez pour améliorer la situation aux niveaux local et
national ?» Des personnalités qui ont de l'expérience de la Nation et de
l'administration, et des anciens ministres ont également été impliqués.
Nous avons demandé à tout le monde y compris les pêcheurs, les paysans
etc. de répondre. Tout le monde a répondu, notre diaspora aux Usa, au
Canada et en France comprise. Des Sénégalais d’Espagne, d’Italie et des
pays africains comme la Côte d’Ivoire ont suivi nos travaux.
Nous
avons ainsi construit une mine irremplaçable de données sur la
connaissance de notre pays depuis son indépendance. À l’occasion du
Cinquantenaire de notre indépendance, nous disposons ainsi d’une
opportunité unique.
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