Mai 68 - Abdoulaye Bathily raconte l’épisode des paysans mercenaires

Pour venir à bout des jeunes manifestants déchaînés lors des émeutes urbaines de Mai 68, le régime du président Senghor fit, finalement, appel à des paysans fortement armés. Certains devaient, selon leur recruteur, casser du «Tudian».

Les événements de Mai 68 constituent un tournant dans l’histoire sociopolitique du Sénégal. Mais ils sont surtout marqués par les émeutes urbaines qui ont émaillé la grève générale lancée par les principaux syndicats. Revenant sur le film de ces émeutes qui ont éclaté le 29 mai, le professeur Abdoulaye Bathily, dans son ouvrage consacré à ce sujet, raconte : «Dès l’investissement de la cité universitaire par les forces de police, les élèves et étudiants restés en ville prirent spontanément l’initiative de s’attaquer aux véhicules administratifs, dont plusieurs furent cassés. Les personnalités du régime étaient particulièrement visées. Dans les principales artères et carrefours du pays, des groupes de jeunes faisaient le guêt. Ils procédaient à la vérification de l’identité des passagers. Les officiels (ministres, députés en particulier) étaient contraints de sortir et de crier : vive les étudiants !, pour avoir droit de passage.» 

La tension est vive. L’Etat d’urgence et le couvre-feu décrétés de 20h à 06h sur toute l’étendue du territoire, l’interdiction de rassemblement de plus de cinq personnes, n’auront pas réussi à contenir les manifestants déchaînés. «Les jeunes attaquaient les forces de l’ordre avec les cailloux, des débris de briques ou des poutrelles arrachées aux maisons», décrit l’auteur du livre.

Les événements prennent une autre tournure lorsque l’assemblée générale des travailleurs qui s’est tenue à la bourse du travail, est dispersée par les forces de l’ordre. Elèves et étudiants furent rejoints dans l’action par le lumpen prolétariat des quartiers périphériques. «C’est alors que les boutiques, les magasins, les stations d’essence devinrent la cible des pillards qui emportaient tout ce qu’ils pouvaient trouver sur leur passage.» Pour venir à bout de ces émeutiers qui auront pris en otage le pays pendant une dizaine de jours, le régime du président Léopold Sédar Senghor «essaya sans succès, d’organiser des manifestations de soutien». Ainsi, il fait «venir à Dakar par trains et en camions des groupes de paysans. Les recruteurs avaient fait croire à ces paysans que le Sénégal avait été envahi à partir de Dakar par une nation appelée Tudian (étudiant) et qu’on faisait appel à eux pour défendre les pays». Le prétexte étant trouvé, le modus operandi est, alors, déroulé : «Par groupes, ces paysans furent déposés aux Allées du Centenaire (actuel Boulevard du général De Gaulle) avec leurs armes blanches (haches, coupe-coupe, lances, arcs et flèches).»

Mais, cette opération fut un échec puisque, «ils (les paysans) se rendirent bien vite compte qu’ils avaient été menés en bateau. Ils n’eurent même pas le temps de boire et de prendre les repas offerts par certains caciques de l’Ups (Union progressiste sénégalaise). Les jeunes les dispersèrent à coup de pierres et se partagèrent leurs victuailles».

Pis, «certains d’entre eux furent victimes de tentatives d’empoisonnement à l’acide par des jeunes du quartier Champ de courses. D’autres furent lapidés».

ORIGINE

Les causes des événements de mai 68 font l’objet de vives controverses de la part des observateurs. En effet, certains pensent que les événements sont «le prolongement de Mai 68 en France» ; avec leurs soubassements politiques. C’est la thèse défendue par l’ancien président, Léopold Sédar Senghor. Ce dernier accusa «les étudiants des Dakar de «singer» leurs homologues français (…) Il présenta la contestation comme la conjonction d’une vieille tendance étudiante, qui était hier, trotskiste et anarchiste, maintenant maoïste, d’une part, et d’une poignée d’ambitieux, dont certains sont au service du capitalisme international le plus rétrograde». Mais pour Abdoulaye Bathily, par ailleurs, président de l’Union des étudiants du Sénégal (1968-69), Mai 68 fut «l’aboutissement logique des développements de la situation intérieure». «Le pays était plongé dans une crise économique, sociale et politique qui traduisait le caractère inachevé de l’indépendance. Pour des segments importants des populations, les illusions nées de l’accession à la souveraineté internationale s’étaient déjà évanouies», analyse le secrétaire général de la Ld/Mpt.

DENOUEMENT

Il aura fallu plusieurs rounds de négociations réunissant autour d’une même table les acteurs sociaux (étudiants, parents d’élèves, syndicats conduits par l’Unts) et le gouvernement pour aboutir à un accord qui met fin à la grève générale de Mai 68. Ce dernier fut représenté par le directeur de Cabinet du Président Senghor, au détriment du Pr Assane Seck (voir par ailleurs), «contourné». Ouvertes le vendredi 13 septembre à 09h, les négociations se terminent à 1 heure, samedi 14. Elles sont sanctionnées par un communiqué conjoint dans lequel le gouvernement de Senghor s’engage à satisfaire huit points de revendications posés par les étudiants. Des revendications qui avaient trait, entre autres, à la réforme de l’université et à la réouverture de la Faculté des lettres.