Un commandement coranique fondateur adressé au prophète de l’Islam (paix sur lui) a suffi pour perpétuer le geste du prophète Ibrahim (paix sur lui) : « Accomplis la salat pour ton Seigneur et sacrifie » (Coran 108 :2). Ce geste, perpétué plus tard par le prophète Mouhamad (psl), avec toute sa puissance symbolique, a scellé une allégeance totale à Allah, Maître de l’univers et des hommes.
Il est apparu dans les médias que le Roi du Maroc sa Majesté Mohamed V a pris un édit à travers son ministre des Habous et des Affaires islamiques, et invitant les Marocains à « s’abstenir du sacrifice de cette année », c’est-à-dire d’égorger une bête.
S’il est avéré que du point de vue de la charia, le détenteur du pouvoir, « Ouloul amr » (comme l’appelle le Coran) a le droit de prendre des mesures exceptionnelles en relation avec la conjoncture des pays, nous voudrions élargir l’analyse aux différents éléments impliqués dans cette prise de décision (fatwa), et relatifs à cette sunna découlant d’un héritage spirituel prestigieux.
Oumar ibn Al Khattab, deuxième Calife du prophète de l’islam avait pris un décret, par exemple, pour limiter la quantité de viande qu’une personne qu’on pouvait acheter au marché par temps de disette, afin d’éviter qu’un groupe de nantis accapare les quantités limitées disponibles.
Le sacrifice d’une bête lors de la tabaski est une sunna renforcée (mouakkadda), assujettie, entre autres, aux possibilités financières du croyant, Dieu ne chargeant aux croyants qu’à la hauteur de leurs possibilités.
Les raisons avancées pour justifier la mesure sont liées aux « sécheresses successives et aux conditions économiques difficiles », en espérant qu’elles puissent s’améliorer. Le cheptel du Maroc s’est fortement érodé, il a même diminué de 38% par rapport à 2016.
Voilà donc que cette pratique millénaire est, si l’on peut dire, challengée par ce qu’on appelle communément « le changement climatique » avec ses conséquences néfastes sur les conditions de vie des habitants de la planète terre. La bête du sacrifice, en l’occurrence le mouton devient alors un « bien rare » au sens économique, comme tout autre, et appelant des compétences solides en matière de « gestion de la rareté ».
C’est pourquoi il n’est plus possible de gérer cette pratique religieuse sans une intervention raisonnée et objectivée par le but à atteindre : rendre disponible ce bien devenu rare, et condition de réalisation du sacrifice. Economie et religion s’imbriquent dans une construction mutuelle, l’islam étant une religion « scientifique », toutes proportions gardées.
Le mouton de Tabaski, un bien « climatologique » rare
Par conséquent les détenteurs de l’autorité dans les pays musulmans, ont l’obligation d’inscrire le mouton de tabaski dans une planification stratégique avec une intervention en amont, prenant en compte les multiples contraintes induites par le changement climatique. Au-delà de l’économie, nous sommes tous placés devant un défi environnemental et de durabilité.
De la même manière que sont gérées d’autres ressources (blé, sucre, riz, maïs, mil…), ces pays ont l’obligation d’anticiper les « crises » de cette nature en s’appuyant sur les sciences telles que la climatologie.
L’utilisation de ressources fourragères locales adaptées aux conditions climatiques locales peut fournir une alimentation durable pour le bétail. De même l’amélioration génétique par la sélection et l’élevage de races de bétail résistantes à la sécheresse peut aider à maintenir la productivité même en période de stress hydrique. Ainsi la mise en place de systèmes d'irrigation efficaces et de techniques de conservation de l'eau pour les pâturages peut réduire l'impact des sécheresses.
De manière générale, l’option pour des pratiques agroécologiques dans l'élevage peut aider à diminuer la vulnérabilité aux aléas climatiques.
Cette approche a permis également de développer des semences résistantes à la chaleur et adaptées à la sécheresse, rendant possibles des rendements à l’hectare exceptionnels comme cela a été observé en Ethiopie, au Soudan et au Zimbabwe. Dans tous ces pays, la gestion de la rareté semencière a permis de sortir d’une situation de déficit semencier à celle d’autosuffisance et a même permis l’exportation du surplus.
Cela pour dire que l’agriculture étant lié à l’élevage, les mesures d’adaptation au changement climatique doivent prendre en compte ces deux secteurs dans une approche intégrée.
La sécheresse est une donnée avec laquelle les pays, et en particulier musulmans, doivent compter s’ils veulent continuer à honorer le sacrifice abrahamique dans les meilleures conditions, et dont le caractère hautement symbolique est lié intimement au mouton sous nos latitudes. Ils doivent mobiliser les ressources scientifiques et le capital humain disponible en la matière pour éviter de continuer à subir la dépréciation des conditions climatiques.
La prise d’une décision de cette portée implique des éléments d’accompagnement à un niveau stratégique à la hauteur des compétences régaliennes des dirigeants. Car Ces éléments concernent les mesures anticipatoires ou correctrices à mettre en œuvre, celles à prendre au niveau du secteur agricole pour construire une plus forte résilience, ou ceux relatifs à la gestion de l’eau…
Et lorsqu’on explore le livre sacré, l’on se rend compte que l’approche prévisionniste et la prospective agroéconomique sont des éléments de la gestion des ressources rares, comme en atteste l’histoire du prophète Yusuf (paix sur lui) : « Alors [Yusuf (Joseph) dit] : « Vous sèmerez pendant sept années consécutives. Tout ce que vous aurez moissonné, laissez-le en épi, sauf le peu que vous consommerez. Viendront ensuite sept années de disette qui consommeront tout ce que vous aurez amassé pour elles sauf le peu que vous aurez réservé [comme semence]. » (Coran 12 :47 et 48)
Ces versets permettent de mettre en perspective la gestion actuelle des cheptels et des ressources agricoles dans les pays musulmans. Ils sont interpellés dans leur capacité à mettre en place des systèmes innovants pour mitiger la situation.
A notre sens, la légitimité d’une telle décision repose sur la mobilisation, dans la durée, des ressources nationales pour répondre aux conditions climatiques qui se dégradent d’année en année. Elle s’appuie idéalement sur des données agro-technologiques qui renseignent sur les points requérant une intervention avec l’appui de la recherche agricole et zoo-technologique. Autrement dit, il s’agit de « construire » une décision dans toute sa complexité, en mettant à profit les compétences prévisionnistes et de résilience face aux conditions climatiques drastiques actuelles.
Des méthodes et approches de durabilité peuvent inverser la tendance d’un secteur de l’élevage qui lui-même contribue de façon importante au changement climatique, à travers une action orientée par espèces, zones agro-écologiques, régions et systèmes de production, ainsi que par une utilisation intelligente des sources renouvelables d’énergie dans ses sites de production. On sait avec la FAO, « qu’une meilleure gestion du pâturage (mobilité accrue et gestion des périodes de pâture et de repos) peut avoir un impact positif sur la production de fourrage et la séquestration du carbone dans les sols ».
L’action d’anticipation doit donc prendre en charge l’écosystème de l’élevage et le secteur lui-même par des pratiques d’atténuation afin de réduire son empreinte carbone.
Quelle portée des initiatives locales ?
« L’Afrique de l’Ouest et le Sahel abriteraient un cheptel de ruminants domestiques estimé en 2019 à 112,54 millions de bovins, 169,81 millions d’ovins, 224,27 millions de caprins et 14,62 millions de camelins » , selon les données de FAOSTAT (2022).
Au Sénégal, près d’un tiers des ménages sénégalais pratiquent l’élevage qui permet de renforcer leur résilience face aux crises, et « en 2020, le secteur de l’élevage a contribué pour 20,7% à la valeur ajoutée de l’agriculture et pour 3,5% au PIB national ».
Selon le ministère de l’élevage, le cheptel sénégalais compte « des effectifs estimés à 3,6 millions de bovins, 7,7 millions d’ovins, 6,5 millions de caprins, 457 000 porcins, 579 000 équins, 455 000 asins, 5 000 camelins, 28,8 millions de volailles traditionnelles et 56,2 millions de volailles industrielles » (MEPA, 2021). Les besoins du Sénégal sont estimés à environ 810 000 têtes de mouton, selon des sources officielles.
Le constat cependant est que la ressource est toujours rare au vu des initiatives d’approvisionnement auprès des pays de la sous-région comme le Mali, le Niger ou la Mauritanie, qui eux-mêmes subissent des conditions climatiques plus drastiques.
Le ministre de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de l’Élevage, s’est rendu à Nouakchott en vue d’un approvisionnement du marché sénégalais en moutons pour la Tabaski 2025.
Une fois cela dit et au vu de ce qui précède, la question qui vaut d’être posée est la suivante : sommes-nous en mesure de garantir la durabilité de la ressource pour les échéances futures ?
La question reste valable pour tous les pays musulmans et demande certainement des réponses communes fondées sur des partages d’expériences et de leçons apprises.
Pourtant des éleveurs sénégalais ont pu développer, par passion, et grâce à des techniques de sélection génétique, une race appelée « ladoum » avec des critères reconnaissables qui se sont imposés comme les standards du summum de la vertu ovine. Cela démontre que la ressource et les connaissances existent pour faciliter l’inscription d’une trajectoire de durabilité prenant en compte les aléas déjà soulignés.
Penser globalement
Dans un tel contexte le projet de Grande muraille verte, lancé en 2015, et dont les résultats sont appréciables, même si tous les objectifs sont loin d’être atteints, doit être renforcé dans une perspective globale de résilience climatique. Dans ce cadre tous les pays africains doivent s’engager à la préservation du Bassin du Congo et comprendre que « La forêt du bassin du Congo séquestre plus de CO2 que celles d’Amazonie et d’Asie du Sud-Est réunies. » , selon le think tank indépendant Center for Global Development. Il faut une compréhension globale de nos préoccupations locales ; la préservation de nos écosystèmes agricoles et forestiers dont dépendent nos ressources animales demande une approche holistique.
D’ailleurs le prophète de l’Islam (psl) encourageait les musulmans à planter des arbres même si la fin du monde était sonnée.
L’exemple de l’Arabie Saoudite qui accueille chaque année entre 3 et 5 millions de pèlerins dont la majeure partie s’acquitte du sacrifice sur place, renseigne à suffisance sur les options prévisionnistes de ce pays pour rendre disponible une ressource rare pour les nationaux et les « hôtes d’Allah ».
Car comme pour les autres biens rares, l’importation de moutons, dans des proportions supportables pour le budget national, peut-être une option, expérimentée par certains pays. Nos pays importent des véhicules, des matériaux de télécommunications, pour ne pas être à la traîne dans bien des domaines. Le mouton de tabaski pourrait être logé à la même enseigne, si tant est que la richesse nationale le permette.
En conclusion, le savoir et la science sont des alliés devant les conditions qui se détériorent et les décisions prises par les pays musulmans doivent être les plus informées possible. Nous espérons entretemps que le Maroc se sortira de cette situation difficile grâce à ses capacités nationales et que les prochaines années seront moins néfastes pour le cheptel des pays musulmans. Mais nous espérons surtout que toute la chaîne de valeur décisionnelle adressant les défis actuels et à venir sera mobilisée de la manière la plus adéquate.
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