Ngouda Fall Kane : « Moi, Wade et la Centif » (2/2)
Dans la deuxième partie de la grande interview accordée à Seneweb, l’ancien Président de la Cellule nationale de Traitement des Informations financières (Centif), Ngouda Fall Kane revient sur son parcours tumultueux à la Centif, sa relation heurtée avec le Président Wade et sur le premier dossier de la cellule. Entretien !
Comment procède la Centif dans ses enquêtes ?
La Centif fait du renseignement financier. Elle enrichit les informations qu'elle reçoit des professionnels assujettis à l’obligation de déclaration des opérations suspectes en usant des procédures et techniques appropriées du renseignement financier.
Dans la mise en œuvre de sa mission, la CENTIF agit avec discrétion. La confidentialité est le socle sur lequel repose le travail de la CENTIF et de toutes les cellules de renseignements financiers (CRF) du monde.
Donc c'est en respect de cette obligation de confidentialité que certains dossiers ne sont pas visibles sur le site de la Centif ?
La Centif ne peut pas mettre ses dossiers sur son site. Le rapport qui est publié est un rapport de synthèse qui fait ressortir les actions stratégiques et opérationnelles de la Centif durant l’année de même que les typologies constatées. Ce rapport est destiné au Ministre des Finances et du Budget, à la BCEAO et au public depuis quelques années.
Les rapports d’enquêtes établis sur la base des déclarations de soupçons reçus sont directement transmis par la Centif au procureur du Pool judiciaire et financier. Le procureur, à son tour, a l’obligation de transmettre directement le rapport au juge d’instruction pour l’ouverture d’une information judiciaire ou des poursuites judiciaires. Le déclenchement des procédures d’enquêtes judiciaires est du ressort exclusif du juge d’instruction.
Ceci dit, il est, à mon avis, important de relever une évolution appréciable de la lutte contre la criminalité économique et financière dans notre pays. Il faut qu'on l'accepte. Cette évolution repose sur deux piliers : la volonté politique manifeste de lutter contre les infractions économiques et financières et la mise en place du Pool judiciaire financier (PJF).
D'ailleurs, depuis sa mise en place, on a vu que les dossiers de la Centif sont traités avec célérité….
Comme je l’ai mentionnée supra, j’ai toujours dénoncé l’absence de célérité dans le traitement judiciaire des rapports de la CENTIF, de l’OFNAC et des organes de contrôle. C’est une situation qui est aujourd’hui réglée par l’État et les autorités d’application de la loi.
À votre époque, pourquoi cette célérité n’était pas de mise ?
Les dossiers n’étaient pas traités avec célérité parce qu’il y avait un seul procureur qui s'occupait de tous les dossiers. Aujourd'hui, il y a un Pool judiciaire qui est spécialisé dans le traitement des délits et crimes économiques et financiers.
Partagez-vous l’avis de certains politiques qui voient le PJF comme le bras armé du régime ?
Je préfère ne pas entrer dans ces détails. Ce qui est clair c’est que le Pool judiciaire permet aujourd'hui le traitement diligent des rapports transmis, non pas uniquement par la Centif, mais aussi par les autres organes qui luttent contre la criminalité économique et financière (IGE, Cour des Comptes, OFNAC etc.). C’est un système où chaque élément dont la justice a un rôle à jouer.
Si la justice ne réagit pas, le système ne marche pas, il est bloqué. Depuis la mise en place du Pool judiciaire et financier, on parvient à traiter avec diligence les dossiers liés à la criminalité économique et financière. C'est important. Si vous suivez les dossiers qui sont actuellement ouverts par le PJF, vous verrez qu’il y a ceux issus de l'IGE, de la Cour des comptes, ainsi que des rapports d’autres organes de contrôle.
Le traitement diligent des rapports transmis par les organes de contrôle et les organes d’enquête administrative nous l'avons toujours demandé. Il est heureux de constater qu’il est devenu aujourd’hui une réalité.
Y avait-il des entraves dans la diligence de certains dossiers à l’époque où vous dirigiez la Centif ?
À l’époque, la volonté politique, à mon avis, faisait défaut et le procureur de la République également était surchargé.
S’agissant des rapports de la Centif, leur traitement n'est pas aussi compliqué que cela de par son volume mais aussi de par le piège opérationnel que constitue le renversement de la charge de la preuve.
La Centif, elle fait énormément d’efforts pour présenter au pool judiciaire financier, des dossiers percutants avec à l’appui les éléments probatoires qu'elle a recensés. Toutefois, la Centif ne peut pas qualifier l'infraction. Elle fait des soupçons. La qualification de l’infraction est du ressort de la justice.
Les efforts déployés par la Centif en termes d’analyse sont aujourd’hui accompagnés d’une adhésion de plus en plus grande des professionnels assujettis à l’obligation de déclaration des opérations suspectes dont le périmètre a été élargi par la loi de 2024.
De façon globale, pour une plus grande efficacité du système de lutte contre la criminalité économique et financière, il faut déployer des efforts visant à éliminer l’asymétrie d’information, le fuitage d’information judiciaire et extrajudiciaire dans la presse avant le bouclage des procédures.
Mais la population a besoin de savoir aussi ?
La population a besoin d’être informée mais elle doit être bien informée. De même la présomption d’innocence concernant les personnes citées doit être scrupuleusement respectée.
La méthodologie de travail de la Centif qui repose sur des déclarations de soupçons, est-ce qu'elle ne constitue pas un frein à l'investissement, surtout dans un contexte où le pays a besoin de fonds ?
Non, pas du tout ! Au contraire, les investisseurs ont besoin d'un environnement où la criminalité économique et financière est combattue. Autrement dit, un environnement où il y a moins de corruption, moins de détournement, de deniers publics, moins de blanchiment d’argent sale etc.
En conséquence, une lutte efficace contre le blanchiment de capitaux est un élément qui peut encourager les partenaires techniques et financiers à investir dans notre pays ou à financer des projets économiques. Pour preuve, le Sénégal a déployé énormément d’efforts au plan normatif pour sortir de la liste grise du GAFI et de la liste noire de l'Union Européenne et ce, au regard de leurs effets bloquant sur la mobilisation des ressources extérieures et sur l’investissement étranger.
Vous avez dans une récente sortie souligné la gravité croissante du blanchiment d'argent. Dans certains secteurs clés au Sénégal, pouvez-vous donner quelques détails ? Quels sont les secteurs à risque ?
Il ne faut pas qu’on se leurre, tous les secteurs qui génèrent des fonds peuvent aujourd'hui être des secteurs à risque. Nous avons aussi le trafic de drogue qui connaît une expansion extraordinaire dans notre pays, les détournements de deniers publics, la gestion irrégulière du foncier etc.
Il y a également le BTP qui est un secteur à risque pour le blanchiment d’argent parce-que corruptogène.
Il y a également le secteur de la lutte (notre sport national). Depuis plusieurs années, ce secteur a toujours été considéré comme le terreau fertile du blanchiment. Y a-t-il eu des déclarations de soupçons concernant des acteurs de ce secteur ?
Non, ça je ne saurais le dire. Mais c’est un secteur très exposé au blanchiment d’argent sale. Je ne suis pas le premier à le dire. Je crois que Gaston Mbengue (paix à son âme) en avait parlé, à l'époque. C'est un secteur à haut risque de blanchiment d’argent sale.
J’aimerai également insister sur le trafic de drogue qui a pris des proportions inquiétantes dans ce pays. Comme en témoignent les nombreuses saisies de cocaïne opérées depuis 2022 par la Douane et les forces de sécurité. Toutefois, malgré l’importance des saisies, une quantité non négligeable passe entre les mailles du filet. En dehors de la cocaïne, circulent également dans notre pays, des amphétamines, du Kush, du captagon et d’autres drogues de synthèse qui nous viennent de certains pays d’Afrique de l’Ouest et du Moyen-Orient. Quand il y a drogue, il y a nécessairement un risque de blanchiment de capitaux.
Il y a aussi la migration clandestine qui est une source non négligeable de blanchiment. Ça aussi il y a lieu de le signaler.
Quelles mesures préconisez-vous pour une lutte beaucoup plus efficace contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme ?
Il faut une forte sensibilisation des populations et des acteurs de l’économie globale, pas uniquement le blanchiment. Il ne faut pas écarter le blanchiment de ses infractions de base. Quand vous voulez combattre un ennemi, je crois qu’il faut aussi combattre tout ce qui permet à l'ennemi d'avoir de la force.
Par ailleurs, la phénoménologie du blanchiment étant évolutive, il faut que les organes d’enquête et les autorités d’application de la loi s’adaptent en renforçant leur capacité d’identification des techniques de blanchiment de capitaux mais aussi des délits et crimes sous-jacents pour mieux les combattre.
Donc vous convenez qu'il faut davantage renforcer l'efficacité de la Centif. Quelles mesures adopter ?
Comme je l’ai déjà dit, la lutte contre le blanchiment de capitaux fait intervenir un système dont la Centif constitue le pivot. Ce qui est attendu c’est l’efficacité du système de lutte contre la délinquance économique et financière, pas uniquement la Centif mais aussi la justice et les autres acteurs.
Pour ce qui est de la Centif, nonobstant les critiques, elle est en train de faire du bon travail, l’adhésion progressive des assujettis à l’obligation de déclaration des opérations suspectes et le nombre de dossiers transmis à la justice en sont la preuve.
J’encourage néanmoins la Centif à s’approprier les nouvelles technologies d’enquête financière en vue d’améliorer les analyses et les rapports à transmettre au Pool Judiciaire et Financier.
La coopération internationale aussi est fondamentale il me semble…
Le blanchiment étant un délit transnational, le renforcement de la coopération internationale est à encourager, de même que la coopération interne des structures dédiées (organes de contrôle, OFNAC, police, gendarmerie etc.).
Vous avez été le premier Président de la Centif lors de sa mise en place en 2005. Pouvez-vous jeter un coup d’œil sur le rétroviseur et nous parler de votre expérience. Quels sont les principaux défis que vous avez rencontrés ?
Ce n'était pas facile quand j’ouvrais la Centif en 2005. D'abord, c'était une structure qui n'était pas connue. Il fallait beaucoup d’efforts pour la faire connaître au niveau national et international. Il fallait aussi à l’interne, nous former à la lutte contre le blanchiment de capitaux et aider les assujettis à se former. L’enjeu était de taille. C’était une loi et un décret qu’on m'avait remis en 2004, et c'est tout.
Nous avons démarré la Centif en 2005 et le premier dossier reçu concernait une personnalité politiquement exposée.
Pouvez-vous citer son nom ?
Non, je ne peux pas le citer.
C'était un opposant ou bien ?
Non, ce n'était pas un opposant. Il était dans le pouvoir. C'était une patate chaude (rires). Mais nous nous sommes battus pour faire le rapport et le transmettre au procureur de la République.
Où se trouvait la difficulté ?
La difficulté était de concevoir un rapport bien renseigné à transmettre au procureur de la République.
Quelqu’un s’y était opposé ?
Non, personne ne s’était opposé. Les autorités n’ont été informées qu'à l'ouverture de l’information judiciaire.
Quelle a été la réaction des autorités quand elles en ont eu connaissance ?
On m’a appelé de partout (rires). « Il est rentré dans mes jardins. Qu’est-ce qu’il est en train de faire ? c’est quoi cette histoire de Centif ? Qui est ce garçon ? », avait réagi Me Wade. Monsieur WADE détestait tellement la Centif qu’il parlait « du Centif » au lieu « de la Centif » (rires). Cela vous donne déjà une idée des difficultés que j’avais pour parvenir à faire adhérer tous les acteurs, notamment les institutions financières, les avocats, les notaires et autres assujettis.
A ce propos, d’énormes efforts ont été déployés en termes de formation, de sensibilisation et cela, pendant presque quatre années.
Parallèlement, je devais installer la Centif au plan international pour parvenir à son adhésion au groupe EGMONT, qui est intervenue en 2009 (deuxième pays de l’Afrique de l’Ouest après le Nigéria).
Pour en revenir au premier dossier. Finalement, quelle a été la suite ?
La personne soupçonnée est décédée avant la fin des enquêtes.
Beaucoup de rapports ont été transmis à la justice, aussi importants les uns que les autres.
L’autre difficulté était la décision prise par le pouvoir en début juin 2011 visant à modifier la loi N° 2004.09 du 06 février 2009 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux issue de l’internalisation de la directive 2002 de l’UEMOA sur le blanchiment de capitaux, dans sa disposition fondamentale qui fait obligation au Procureur de la République de saisir immédiatement, à réception du rapport de la Centif, le juge d’instruction pour l’ouverture d’une information judicaire ou procéder à des poursuites judiciaires.
J’ai été informé de son approbation en conseil des Ministres. L’information m’a été donnée en temps réel, alors que j’étais à un séminaire de sensibilisation à Saint Louis. J’ai immédiatement fait appel à la presse pour dénoncer « ce recul extrêmement grave de la lutte contre la délinquance financière dans notre pays ».
De retour à Dakar, j’ai tenu informé les institutions de l’UEMOA, la Banque mondiale, le FMI, le groupe Egmont, le GAFI, l’ambassade des USA et celle de la France.
De plus, la commission des lois de l’Assemblée nationale nous a convoqué (moi et les membres de la Centif). Elle était dirigée à l’époque par Me Abdoulaye Babou. Cette rencontre nous a permis de faire reculer le pouvoir.
Beaucoup d’autres difficultés sont apparues au fur et à mesure de l’évolution de la Centif et nous avons tenté d’y faire face. J’y reviendrai plus tard dans un ouvrage que je suis en train d’écrire « Choix de vie-mémoires d’un serviteur infatigable de l’État ».
Propos recueillis par Thiebeu NDIAYE
Commentaires (4)
Félicitations à Monsieur Kane pour tous les services rendus à la nation sénégalaise. Rien qu'à lire son interview, on sent que c'est une tête bien faite, un homme compétent. L'actuel pouvoir doit employer ce grand Monsieur pour l'intérêt de notre cher Sénégal.
S'il a pu faire ce travail, c'est parce qu'il y avait un président ouvert et démocrate qui respecte la liberté des institutions qui lui à faciliter la tâche et qui l'a nommé par décret. Donc avant de lé félicité, il faut féliciter celui qui l'a laissé travaillé en toute transparence et en toute liberté et avait tous les moyens de le limoger. Félicitation le Président Wade.
Merci mr Kane pour avoir tenu bon.
Titre : "La CENTIF, Wade et moi !" en lieu et place de ce charabia !
Effectivement, Diomaye a besoin de gens comme Ngouda Fall, Kane. Je l'ai dit et je le répète : la démocratie sénégalaise a atteint un niveau on égalée en Afrique francophone et NUL N'Y A MIEUX CONTRIBUE QUE ABDOULAYE. MAIS C'EST ABDOULAYE WADE APRES SON ACCESSION AU POUVOIR QUI A AGGRAVE LA MAUVAISE GOUVERNANCE DANS CE PAYS, SE VANTANT MEME D'AVOIR FABRIQUE DES MILLIARDAIRES. CE QUI A ENCOURAGE MACKY SALL A REPRENDRE LES MEME PRATIQUES AVEC PLUS D'ENVERGURE ET D'INTENSITE.
de soi disant milliardaires Incultes du type Cheikh Amar...pauvre pays!
Yaw pousseul fii meilleur Président que Wade tu meurs par rapport à ses incompétents.
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