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Djiby Diakhaté, sociologue : ‘ Lorsqu’on donne au cadeau une valeur marchande, on entre dans la corruption’

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Djiby Diakhaté, sociologue : ‘ Lorsqu’on donne au cadeau une valeur marchande, on entre dans la corruption’
L’argent remis par le président de la République à Alex Segura occupe le devant de la scène. S’agit-il d’un cadeau ? S’agit-il d’une tentative de corruption qui a échoué ? Que recouvre la notion de cadeau dans la coutume africaine ? Telles sont, entre autres, les questions que nous avons posées au sociologue Djiby Diakhaté.

Wal Fadjri : L’actualité, c’est la remise d’espèces à M. Segura. Le pouvoir parle de cadeau conforme aux traditions africaines. Est-ce votre avis ?

Djiby DIAKHATE : Ce qu’il faut savoir, c’est que les sociétés africaines traditionnelles connaissaient bien les mécanismes de circulation des cadeaux d’un individu à un autre, d’un groupe à un autre mais, ces mécanismes étaient strictement régulés et obéissaient à un certain nombre de valeurs dans leur mode d’expression. Lorsqu’on donnait un cadeau à quelqu’un, on mettait l’accent plus sur la dimension symbolique que sur la dimension marchande. Ce qui veut dire que, dans les sociétés africaines traditionnelles, lorsque le cadeau est beaucoup plus pétri de considérations marchande, matérialiste ou mercantile, il perd sa fonction sociale première. Par contre, lorsque le cadeau est essentiellement enveloppé d’une dimension symbolique, à partir de ce moment-là, on ne met l’accent que sur son envergure matérielle. C’est en ce moment-là que le cadeau s’inscrit dans le cadre des valeurs telles que ces valeurs-là, dans une large mesure, stipulées dans le fonctionnement de la communauté.

Deuxièmement, dans une société africaine traditionnelle, on donnait le cadeau simplement pour renforcer des relations sociales, de parenté et pour montrer qu’on est inscrit dans le registre des relations interpersonnelles, que l’on ne se marginalise pas. Plus on donnait des cadeaux à l’autre, plus l’autre devait savoir qu’il occupait une place importante dans notre cadre affectif et qu’en conséquence, il devait répondre par des gestes qu’on pourrait appeler le ‘contre don’, des gestes qui étaient de nature à montrer que lui aussi n’est pas insensible à cette symbolique de l’affectivité dont on vient de lui faire montre. De ce point de vue, on peut comprendre pourquoi les sociétés africaines traditionnelles n’étaient pas poreuses au fait d’offrir le cadeau à des fins de corruption. Simplement parce que ce sont des sociétés qui mettaient l’accent sur l’égalitarisme économique. Cela veut dire qu’au fond, chacun avait la possibilité d’accéder à un emploi.

Ensuite, chacun avait la possibilité d’accéder à des revenus, et lorsque sur la base de certaines calamités naturelles, il se trouvait que je me heurtais à des difficultés, je pouvais toujours compter sur la densité et la régularité des réseaux de solidarité. En sorte que les autres m’accordaient assistance, de façon gratuite, de façon spontanée, parce que justement, ils comprenaient que dans une société, les uns et les autres entretenaient des relations de parenté profonde. Si ce n’était pas une parenté biologique, c’était forcément une parenté sociale. Sous ce rapport, on comprend pourquoi on peut dire qu’en société africaine traditionnelle, on est parent ou l’on est ennemi. Parce qu’on participe au jeu social en tant que tel. C’est pour cette raison que lorsqu’un étranger arrive, on lui donne un nom de la localité pour l’insérer dans le cadre des réseaux de relations sociales. Vous comprendrez que, très tôt, les Diarra, on leur donne le nom de Ndiaye, les Coulibaly, on leur donne le nom de Fall, les Diakhaté on leur donne le nom de Bâ, etc. C’est une certaine façon de montrer que l’autre qui vient et dont on sait qu’il ne fait pas partie de la société, a besoin qu’on lui donne un nom équivalent pour l’inscrire dans le réseau des relations sociales, mais surtout dans le réseau du cousinage à plaisanterie.

Cela veut dire que le cadeau existait, mais n’avait nullement une fonction de pression, d’influence, ou d’infléchissement de la position de l’autre à des fins matérialistes et personnelles. En Afrique traditionnelle, on connaissait le ‘njeugou gouro’, des dons et contre-dons, mais cela obéissait plus à des considérations de valeurs, de raffermissement des relations sociales, de consolidations de l’équilibre social, d’approfondissement des réseaux de parenté.

Wal Fadjri : Dans quelle catégorie ranger le geste présidentiel ?

Djiby DIAKHATE : Il ne s’agit nullement d’un cadeau. C’est aussi simple que cela. A partir du moment où l’on met l’accent sur la valeur marchande, le côté symbolique est plus ou moins fragilisé. Or, dans l’affaire Segura, on parle de millions qui ont été donnés à quelqu’un. Ensuite, dans le registre des sociétés africaines traditionnelles, lorsqu’on donne un cadeau, c’est pour raffermir les relations sociales, c’est pour montrer à l’individu qu’on l’inscrit dans notre sphère affective, c’est pour montrer qu’il y a un mécanisme d’acceptation de l’autre, de son intégration dans la communauté. Or, dans le cas d’espèce, pendant tout le séjour d’Alex Segura au Sénégal, il a fait montre d’une attitude très critique par rapport au gouvernement et par rapport à son orientation. C’est quelqu’un qui bénéficie d’une certaine position de pouvoir, parce qu’étant le Représentant résidant à Dakar du Fmi qui rentre chez lui, qui peut faire son rapport ou qui peut infléchir sur les décisions de ses supérieurs qui sont à Washington, et donc de ce point de vue-là on peut comprendre pourquoi les finances sénégalaises sont pratiquement exsangues. On peut comprendre pourquoi les gens peuvent lui donner un cadeau pour l’amener à avoir certainement une position beaucoup plus favorable à l’assistance du Fmi au Sénégal. Alors, sous ce rapport, on peut considérer que c’est quelque chose qui lui a été donné, cela semble gratuit, mais au fond, il y a des non-dits. Précisément, on lui a donné quelque chose pour l’amener à avoir une position favorable au Sénégal.

Wal Fadjri : Une attitude de l’Etat qui ne s’isole pas de la corruption ?

Djiby DIAKHATE : C’est une pratique corruptive (Il se répète). Cela veut que, de plus en plus, il y a des pratiques qui sont de la corruption, mais qui le sont doublement. D’abord, on corrompt le cadre des valeurs, parce qu’on veut faire croire qu’on s’inscrit dans le cadre des valeurs et en ce moment-là, on est en train de s’inscrire dans une logique de dégénérescence des valeurs.

Ensuite, c’est la corruption de l’individu. C’est-à-dire, on a essayé de corrompre Alex Segura, pour que ses positions et ses dispositions soient favorables à l’actuel gouvernement sénégalais qui rencontre de sérieuses difficultés du point de vue financier. Il faut voir aussi que les bailleurs de fonds, depuis un certain moment, qui posent le respect des règles démocratiques comme une exigence, deviennent de plus en plus regardants par rapport au Sénégal. Et que Segura n’a pas toujours été favorable dans ses sorties.

Et puis, il y a la gestion du dossier par l’autorité sénégalaise qui montre que nous sommes en présence d’une corruption. Il s’agit de quoi ? Dans un premier temps, c’est le ministre de la Communication qui a dit de façon claire que le gouvernement n’a absolument rien à voir avec cette affaire, ni de près ni de loin. A sa suite, c’est le Premier ministre qui fait une sortie pour dire qu’il s’est agi seulement de 65 millions. Et puis, il y a le document du Fmi qui montre que la somme dépasse de loin les 65 millions et enfin, nous avons eu la sortie du président de la République qui dit qu’il s’est agi d’une erreur de ses proches, de ses assistants qui ont donné plus qu’il ne fallait. Dans ce dossier, il y a un certain nombre de choses qui montrent qu’il y a des non-dits, des réseaux souterrains qui ont été activés et tout cela est de nature à montrer qu’on est en présence d’une corruption. Vous avez tous les éléments qui qualifient une corruption qui sont présents dans cette affaire dite ‘Segura’. Lorsqu’il s’agit d’un cadeau, on n’a pas besoin de tous ces détours, de toutes ces voies souterraines.

Wal Fadjri : Que recouvre la notion de cadeau dans la tradition africaine ?

Djiby DIAKHATE : La notion de cadeau dans la société africaine traditionnelle, c’est juste comme je l’ai dit, pour raffermir les relations interpersonnelles. Et c’est fait de façon gratuite. C’est une ancienne philosophie qui s’est développée essentiellement chez les anglo-saxons que l’on appelle la morale de l’intérêt qui considérait que l’honnête homme doit être un habile comptable. C’est-à-dire quand on fait le bien, on doit s’attendre à un retour plus substantiel que ce que l’on a donné. En espèces, on essaie de valoriser les pratiques corruptives. Et dire qu’à chaque fois que je fais le bien, je dois m’attendre en retour à autre chose de bien important. Quand on le dit, on est en train de s’inscrire dans un contexte corruptogène, c’est-à-dire, un contexte qui est de nature à favoriser des pratiques corruptives. Or précisément, ce qui s’est passé aujourd’hui, c’est que nous sommes à l’intérieur d’un système gouvernemental où les pratiques corruptives sont en train de prendre des proportions inquiétantes.

Les travaux qui ont été faits récemment par Abdou Latif Coulibaly et d’autres par Mody Niang, par des structures comme Aid Transparency et le Forum civil, ont permis de montrer de façon générale qu’il y a des pratiques souterraines, une sorte de mal gouvernance qui est en train de se développer au Sénégal. Le problème est que quand les gens font des pratiques de ce genre, ils sont obligés de convaincre les populations qu’ils restent clean quand même. Ils disent aux populations que tout ce que nous faisons, ce sont des cadeaux, ce sont de très bonnes choses, nous nous sommes attachés à vous, alors qu’au fond, ce sont d’autres réalités qui s’opèrent.

Wal Fadjri : N’est-ce pas un mensonge fonctionnel ?

Djiby DIAKHATE : Mais, justement, le mensonge fonctionne ici par cachette. Cela veut dire que c’est en ce moment-là qu’on émarge dans le registre du double jeu. Vous avez ce que l’on montre extérieurement aux populations et ce qui est pratiqué en pointillés par l’autorité en tant que telle. La face affichée aux populations semble être positive, mais on ne dit pas les dessous de table qui sont catastrophiques. Parce que, dans cette affaire, s’il n’y avait pas cette attitude d’Alex Segura, la remise de l’argent n’aurait jamais eu lieu. Manifestement et de façon très consciencieuse, c’est un programme de corruption qui a été planifié et savamment exécuté. En conséquence, nous sommes en présence d’une pratique gouvernementale qui est en train d’être systématisée et qui est de nature à émarger constamment à ce registre du double jeu. Nous sommes ici en présence de ce que Maurice Duverger assimile à un Etat Janus qui a deux faces, qui montre une face extérieure acceptable, particulièrement généreuse, condescendante, mais au plus profond de lui-même, c’est un Etat qui est de nature à maintenir les gens dans la pauvreté, dans une situation de difficulté.

Ce qui favorise des actes de ce genre, c’est ce que j’appelle des amortisseurs sociaux c’est-à-dire, au fond, vous avez une classe maraboutique qui doit souvent taper sur la table, mais qui ne le fait pas. Vous avez une opposition qui ne pose pas correctement les véritables préoccupations des populations. Pour cette affaire, c’est vraiment incompréhensible que l’opposition reste dans des positions dilettantes. Il ne s’agit pas au fond de nous installer dans des situations de déséquilibre, mais de dénoncer de façon vigoureuse des pratiques de ce genre. Enfin, vous avez un analphabétisme qui a atteint des proportions élevées qui fait que certaines populations ne sont pas au courant de ce qui se fait en dessous par l’autorité. Le contrôle citoyen n’est pas suffisamment grand chez nous. Ce genre d’acte, on peut le faire au Sénégal, mais c’est impensable dans certains pays où la démocratie est développée.

Wal Fadjri : Quelle est la ligne de démarcation entre le cadeau et la corruption ?

Djiby DIAKHATE : La frontière entre le cadeau et la corruption, c’est que le cadeau a une portée symbolique et participe de façon gratuite au raffermissement des relations entre individus ou entre communautés. Lorsqu’on donne au cadeau une valeur marchande grande et qu’on attend de ce cadeau en retour un service, on sort du cadre du cadeau et l’on entre celui de la corruption.



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