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[ Contribution ] Du pouvoir et de son exercice au Sénégal

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[ Contribution ] Du pouvoir et de son exercice au Sénégal

Le mot « Sénégal » contenu dans le titre de ce papier aurait pu être remplacé par « Afrique », ou même être enlevé, tant l’abus de pouvoir est une des pratiques les mieux partagées dans le monde, depuis l’avènement de la Cité – à la suite de la famille et du village - qui acheva le processus de socialisation des sociétés humaines. Toutefois, ce constat doit-elle nous pousser à faire l’économie d’une réflexion critique sur le pouvoir, tel qu’il est exercé sous nos cieux ? N’y a-t-il pas des particularités typiques, dans les rapports que nous Sénégalais et, par extension, anciens pays colonisés, entretenons avec le pouvoir ? Il semblerait que la réponse soit plutôt positive. Ce sont précisément ces rapports, que nous ambitionnons de questionner dans notre présente réflexion.
Dans la littérature occidentale, qui nous est plus familière, nombre d’auteurs - entre autres, Platon, Kant, Machiavel, ou Marx - ont consacré des réflexions intéressantes sur les mécanismes du pouvoir politique. En majorité, leurs observations ont ceci de commun qu’elles mettent en lumière la confusion presque inévitable entre le concept de pouvoir et celui de puissance. Voilà qui explique que ceux qui possèdent le pouvoir ont une tendance à faire un étalage, le plus souvent excessif, de la puissance que leur confère ce pouvoir.
Dans sa Critique de la raison pure, Emmanuel Kant montre bien le caractère implacable du processus de corruption de la raison, qui naît de la détention du pouvoir. Aussi, ne doit-on surtout pas attribuer l’abus de pouvoir à une défaillance liée à des déterminismes de type génétiques. Pourtant, un bref regard rétrospectif sur l’histoire politique de notre pays pourrait, par contre, révéler des usages et habitudes acquises, à la base de la forte propension de nos dirigeants à verser presque systématiquement dans des abus de pouvoir, dès lors qu’ils sont aux affaires. Naturellement, à ce sujet, plutôt qu’un petit article du type que nous proposons, c’est une sérieuse analyse socio-historique et socioculturelle qu’il faudrait pour édifier sur ces pratiques qui se sont cristallisées dans l’univers politique de nos jeunes nations.
Au plan de l’organisation politique, le territoire qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le Sénégal, a été régi dans l’ensemble -comme la quasi-totalité des pays d’Afrique- par des systèmes de royauté, qui sont justement le propre des sociétés traditionnelles. Or, à ce propos, dans les études sociologiques qu’il a consacrées au processus du passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes, Max Weber, par exemple, relève que dans celles-là, le pouvoir politique est en général exercé par un roi, dont l’autorité est de type charismatique. Ainsi investi d’une certaine toute-puissance, ce dernier, à son tour, confère des prérogatives définies à des dignitaires désignés de tel ou tel clan ou tribu, selon une tradition bien établie.
Mais, après la subjugation coloniale de ces sociétés, cette organisation politique et sociale traditionnelle fut phagocytée par le paradigme politique du colonisateur, qui s’imposa progressivement dans toute sa perversité. En particulier, avec sa règle de la carotte et du bâton et sa promptitude à offrir à ces rois et autres chefs coutumiers et chefs religieux conciliants quelque parcelle de pouvoir et des avantages divers, qui pouvaient prendre la forme de cadeaux, de subsides, de rentes de situation, d’impôts locaux, et de toutes autres formes de corruption. Tristement, ces pratiques pernicieuses de la nuit coloniale ont perduré après-guerre et jusqu’au lendemain des fameuses « Indépendances ». Car, sous le patronage de leurs maîtres de la Métropole, les premières élites politiques reconduisirent peu ou prou ces passe-droits au profit d’une clientèle politique, traditionnelle ou maraboutique voire syndicale, qui leur était alors totalement dévouée pour la réalisation de le!
 urs ambitions. En règle générale, la classe politique aux affaires aujourd’hui se retrouve plus gravement dans les mêmes dispositions délétères, dans ses rapports avec les dignitaires traditionnels et religieux ainsi que tous les groupements sociaux organisés susceptibles de constituer une clientèle politique. Naturellement, les deniers de l’Etat en prennent un sacré coup, avec des « fonds politiques » gonflés et distribués à discrétion, au détriment de véritables investissements pour sortir le peuple du gouffre de la pauvreté et de la misère.
Il est vrai, ce piteux spectacle ne devrait pas trop étonner, vu que dans leur quasi-totalité, ces nouveaux dirigeants - censés constituer l’avant-garde du combat pour un nouveau « destin pour l’Afrique » - furent formés et formatés à l’école du colonisateur, qui leur a inoculé son utilitarisme le plus cynique et ses vices les plus malsains en termes de jouissances mondaines. Notre Première République fut dirigée par un homme d’une grande respectabilité - qui fut tout à l’honneur de notre pays - mais il n’en fut pas moins l’illustration parfaite de la « voix du maître » dans le même type de rapports délétères qu’il entretenait avec sa clientèle politique - religieuse, traditionnelle et syndicale - qui jouissait du même régime de faveurs et d’une parcelle d’autorité dont son pouvoir s’accommodait.
L’Alternance politique issue de la déroute du précédent régime avait suscité d’énormes espoirs, en termes de bonne gouvernance, de transparence et d’assainissement des mœurs politiques. Mais, au grand dam du peuple profond, il faut se rendre à l’évidence qu’avec une classe politique qui n’a d’autre ambition que d’avoir sa part du gâteau, nous sommes loin d’être sorti de l’auberge. A moins d’un véritable sursaut national de teneur éthique.
Convenons avec André Malraux, que ceux qui croient que le pouvoir est amusant confondent « pouvoir » et « abus de pouvoir », et consolons nous avec cette conviction que Dieu est le « Meilleur des juges », et que le temps est le meilleur des procureurs généraux, car son réquisitoire est si éloquent qu’il n’a besoin ni de témoin, ni de jurés, et finit toujours par faire triompher la justice. C’est du reste tout le sens des paroles de la sourate 103 du Coran, où Dieu dit : « Par le Temps ! L\'homme est certes, en perdition, sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres, s\'enjoignent mutuellement la vérité et s\'enjoignent mutuellement l\'endurance » !
Miron Costin décrit bien dans cet extrait de sa  Chronique du pays moldave, ce pouvoir du temps : « Ce n’est pas le temps qui est sous le pouvoir de l’homme, mais l’homme qui est pauvre sous le pouvoir du temps » !
Malheureusement, ceux que les mirages du pouvoir aveuglent ne peuvent évidement pas s’en rendre compte.

Sakho Jimbira Papa Cheikh

Centre de Recherche sur les Médiations (CREM). Université Paul Verlaine-Metz. Chargé d’enseignement à l’université Nancy2 et à l’IUT de Metz.



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