Cote d'ivoire : Speakers’ Corner à l’ivoirienne

A Abidjan se développent des espaces de discussion de rue ; véritables "universités à ciel ouvert", où tribuns et orateurs politiques commentent l’actualité et distillent des "scoops" à un auditoire composé principalement d’oisifs et de curieux. " La Sorbonne", le plus célèbre de ces espaces, situé en plein cœur du Plateau, suscite passion et controverse.

Selay Marius Kouassi, Abidjan

"La Sorbonne" du Plateau à Abidjan ressemble à la fameuse "Speakers’ Corner" située à l’angle nord-est de Hyde Park à Londres, à la seule différence que cet espace de discussion de rue en terre ivoirienne est régenté par une jeunesse fougueuse dont la préférence politique déteint parfois dans ses discours et son analyse de l’actualité.

Baptisée en référence à la célèbre université parisienne, "La Sorbonne" est située sur un terrain vague, au pied d’un immeuble délabré, en plein cœur du quartier des affaires à Abidjan. La teneur des messages qui y sont débattus, l’aura et la perspicacité de ses orateurs et la taille de son public font de lui le plus célèbre des espaces de discussion de rue à Abidjan.

Université entièrement à part
Ici, pas de concours d’entrée, pas d’examen de fin d’année, pas de calendrier de cours.

"Ici, on n’est astreint à aucun devoir et on n’en sort avec aucun diplôme mais avec de la connaissance, la vraie ; la connaissance des choses qu’on n’enseigne nulle part", affirme tout fier, Assamoi Fabrice, un "Sorbonnard", un inconditionnel de la Sorbonne qui fréquente cet endroit depuis huit ans.

A la première heure, une estrade de fortune faite de bois est dressée au centre de l’arène. Les premiers venus des auditeurs occupent les chaises en plastic et les bancs aménagées autour de l’estrade ; ils devront débourser, plus tard, la somme de 150 Fcfa -0,22 €-, à titre de contribution.

Les heures passent, la foule des auditeurs grossit. Les fonctionnaires qui prennent la pause de 13 heures viennent s’enquérir des dernières nouvelles du pays. L’assistance, debout, ne sent pas la fatigue et encore moins la canicule à la limite de l’acceptable, tant la verve langagière de l’orateur et le ton humoristique qu’il emploie séduisent.

"Scoops" délirants 
"Savez-vous que ces gens ont fait venir de la France des armes et des avions de chasse américains qui sont actuellement au port ? Nous y sommes allés la dernière fois pour empêcher ce déchargement illicite et mettre les comploteurs en déroute", crie Nado Clément, devant une foule en délire. Vrai ? Faux ? La foule est en liesse ; elle ne se pose pas de question. Pour un scoop, c’en est vraiment un !

Nado est harangueur de foule, un "détenteur de scoops", dont la truculence des propos à fort relent messianique appâte l’auditoire. Dans la clameur des vivats, il poursuit : "Braves Ivoiriens, tenez-vous prêts à défendre la patrie, Etes-vous prêts ?, lance Nado. Oui ! répond l’assistance", comme un seul homme.

Dans l’assistance, chacun sort son téléphone portable et commence à envoyer un message à un parent ou à un ami pour relayer l’information. La foule, ravie, lui lance des piécettes pour le gratifier d’avoir diffusé pareille information. A la Sorbonne, ça s’appelle " faire un geste" à l’endroit de l’orateur.

Business, gagne pain
"Je ne puis dire combien nous gagnons par mois, mais ça va ! Nous vivons de la solidarité de nos frères qui nous soutiennent financièrement", affirme Lekota, l’uns des orateurs qui succède à Nado et lui emboîte le pas en défendant à son tour des thèses nationalistes.

"La Sorbonne" n’est pas qu’un simple espace d’échange informations, c’est aussi un business dont vivent les orateurs à l’endroit de qui l’assistance " fait un geste" ; un business juteux pour les organisateurs qui perçoivent des taxes (150 Fcfa -0,22 €) auprès des vendeurs de nourriture, de vêtements, de livres d’occasion et de CD piratés de tout genre qui exercent à proximité.

Orientation politique à polémique 
"Je ne fréquente plus La Sorbonne qui est devenu une sorte de ‘Only Gbagbo zone’ [zone exclusivement réservée aux idées pro-Gbagbo]. Elle ne reflète plus l’expression de la différence des opinons", affirme Koné Falikou, ancien "Sorbonnard".

Koné se sent à présent attiré par les "Grins", ces autres espaces de discussion de rue qui sont situés dans les quartiers pro-Ouattara et qui diffusent des idéaux proches de ce leader politique. "Dans les ‘Grins’, tu peux avoir ton mot à dire, apporter la contradiction, même si on leur reproche de faire l’apologie du camp Alassane Ouattara", soutient-il.

Rêve de démocratie brisé ?
"Les politiciens ont tué le rêve de démocratie en faisant des espaces de discussion de rue de simples caisses à résonnance de leurs différentes idéologies", soutient Kouablan Anatole, un observateur de la scène politique ivoirienne.

Pour Silué Oumar, sociologue rédigeant une thèse d’Etat sur les espaces de discussion de rue en Côte d’Ivoire, "les Agoras, parlements et Grins deviennent de plus en plus une réserve de main-d’œuvre disponible pour des manifestations de rue et surtout des fabriques de rumeurs".