Président du Cercle des intellectuels soufis : « Si Serigne Bara fait de la politique… »

ENTRETIEN AVEC…Serigne Fallou DIENG, Président du Cercle des intellectuels soufis du Sénégal : «Serigne Saliou n’est pas satisfait de Wade en quittant ce monde»

Serigne Fallou Dieng, un des petits-fils de Serigne Touba, préside aux destinées d’une structure dénommée le Cercle des intellectuels soufis. Il livre ici son analyse de la configuration actuelle du nouveau khalifat sous Serigne Bara Mbacké, qui ouvre l’ère des petits-fils de Khadim Mbacké, non sans brocarder l’entourage du défunt Serigne Saliou, à l’image de Béthio Thioune. L’intellectuel soufi pense que ce dernier, avant de quitter ce monde pour la dernière demeure, n’a pas été satisfait du Président Wade.

Que représente pour vous la disparition de Serigne Saliou Mbacké?

La perte de cet illustre homme représente un grand vide pour toute la communauté mouride, mais aussi pour toute la communauté musulmane. Cheikh Saliou était un homme d’envergure ; il était multidimensionnel. C’était un ascète doublé d’un stratège qui a marqué l’histoire contemporaine mouride. Il a entamé des réformes profondes dans la sphère mouride, en consolidant l’autorité du Khalife. Vous savez, Touba (la famille religieuse : Ndlr) était disparate. Il n’y avait pas d’homogénéité. Le khalife général Serigne Fallou exerçait son influence sur Khayra ; le khalife de Serigne Moustapha sur Darou Khoudoss. Et Serigne Saliou a réussi à engranger toutes les prérogatives dont jouissaient ces derniers, pour en faire une compétence unique. Je rappelle que le système administratif mouride a connu d’intenses bouleversements. Autrefois, il appartenait au khalife général de désigner le président de communauté rurale. Et, c’est Serigne Saliou qui a restauré l’autorité de l’Etat, car le poste de président de communauté rurale est, désormais, soumis au suffrage universel.

Alors, au vu de tout cela, pensez-vous que la tâche du nouveau Khalife sera facile ?

D’une part, elle sera facile, mais d’autre part, le nouveau khalife pourrait rencontrer des écueils.

Des écueils de quelle nature ?

Ces écueils sont d’ordre unitaire, parce que le Mouridisme comporte en son sein beaucoup de courants différents, voire antagoniques. A preuve, le nouveau Serigne Bara Mbacké est à la fois un petit-fils, le khalife général des Mourides et le Khalife de Serigne Fallou (Deuxième khalife de Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba :Ndlr). Ce dernier était très aimé par les Mourides. D’ailleurs, Serigne Fallou détenait 95% des talibé des mourides. Il (Serigne Bara : Ndlr) cohabite désormais avec d’autres petits-fils issus des différents familles. Certes, c’est une posture qui peut lui être favorable, mais, pour maintenir l’unité, il faut qu’il inspire respect et qu’il évite de s’immiscer dans les affaires politiques qui seraient de nature à entacher sa crédibilité aux yeux de ses alter ego.

Il doit éviter les erreurs du passé, parce que les derniers jours de Serigne Saliou ressemblaient à ce qu’avait dit le Prophète Mohamed (Psl) :«J’avais vu en rêve des souris qui exploitent mon titre.» Cela préfigurait la dynastie des Omeyades qui, vous le savez, ont semé la terreur dans l’Islam. Alors, ce sont ces mêmes souris qui exploitent le nom de Serigne Touba, durant les dernières années sous le magistère de Serigne Saliou. Ce sont les Béthio (Il s’agit de Serigne Béthio Thioune : Ndlr) et autres, qui sont venus pour travestir la pensée et l’enseignement du Cheikh. Le Mouridisme est un paradigme de pureté, de rayonnement dans le ferment Soufi. Mais, le Mouridisme est en train d’être galvaudé et exploité par des souris comme les Béthio qui ont réduit le Mouridisme à des distributions de pitance, de riz. Avec tout ce que Serigne Touba a enduré comme souffrance, privations et solitude pendant 33 ans de captivité par des colons, le Mouridisme ne se résume maintenant qu’à la bouffe et à la danse obscène. Et pourtant Serigne Saliou ne s’en est pas prononcé, à ma connaissance.

N’êtes-vous pas mal placé pour donner des leçons ?

Attention, il faut faire la part des choses ! Un philosophe arabe disait que la religion est d’un côté, les musulmans de l’autre. Serigne Saliou est un fils de Serigne Touba. Il y a des choses qu’il peut faire et d’autres qu’il ne peut pas. Depuis quelque temps, il y a des inexactitudes qui sont entretenues sur le titre de Cheikh que Béthio et consorts servent comme courroie de transmission. Figurez-vous que c’est en 1912 que Serigne Touba a donné, pour la dernière fois, le titre de Cheikh. Depuis cette date, il n’y a plus de titre de Cheikh. Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba, est le seul habilité à donner le titre de Cheikh. Serigne est le khalife de Saliou. Il en est le cinquième. Donc, il ne peut pas prendre des décisions qui vont à l’encontre des recommandations de Dieu. Béthio est, certes, le talibé de Serigne Saliou ; mais ce dernier ne peut faire de lui quelqu’un qui serait au dessus des préceptes de l’Islam. Il ne peut lui donner des pouvoirs qui lui permettent de transgresser les règles de l’Islam. Serigne Saliou était un ascète cloîtré dans sa maison et qui ne faisait qu’adorer Dieu, en se basant sur la Charia. Il n’est qu’une victime dans cette histoire. Il (le défunt Serigne Saliou) était pris en otage par son entourage composé que de souris. La preuve : les agissements de Béthio ont pour cadre Dakar et non Touba. Maintenant, si celui-ci et d’autres comme lui viennent à Dakar faire des déclarations gratuites et disent des contre-vérités, Serigne Saliou n’est nullement responsable.

Donc, vous ne reconnaissez pas Béthio Thioune comme Cheikh ?

Non seulement, je ne le lui reconnais pas, mais c’est un mensonge de le considérer comme un Cheikh.

Justement, Béthio Thioune n’a pas fait acte d’allégeance devant le nouveau khalife car, soutient-il, il ne va jamais tourner le dos aux fils du défunt Khalife, Serigne Saliou. Quel est votre point de vue?

Sur ce plan, je soutiens la position de Béthio. Ce qui prouve que si Bethio était le talibé de Serigne Touba, il allait rejoindre Serigne Bara. Mais Béthio est un talibé de Serigne Saliou. C’est tout ! Et, comme c’est un talibé de Serigne Saliou, il doit le demeurer par loyauté et par fidélité. J’en profite pour apporter un rectificatif : tout le monde n’est pas tenu de faire acte d’allégeances devant le nouveau khalife. Béthio a fait acte d’allégeance devant le khalife de la famille de Serigne Saliou. Mais, celle-ci a, à son tour, fait acte d’allégeance devant El Hadji Bara Mbacké. C’est tout ! Si quelqu’un comme Béthio, qui est une extraction sociale, un insignifiant aux yeux des gens, occupe un rang pareil, c’est grâce à Serigne Saliou. Ce dernier le considérait, au départ, comme un griot à qui il offrait de l’argent.

Si je vous comprends bien, l’acte d’allégeance n’est pas obligatoire ?

Il n’est pas obligatoire, mais il l’est pour tous les fils de Serigne Touba, c’est-à-dire pour tous les khalifes.

Pour en revenir au nouveau khalife. Pensez-vous que le khalifat de Serigne Bara va sonner la rupture, comme le soutiennent certains observateurs?

C’est évident, parce qu’il a plus d’atouts que Serigne Saliou, en ce sens que ce dernier était vieux et était abusé par ces souris-là qui l’ont écarté de ses enfants. Ces souris faisaient tout ce que bon leur semblait et étaient au service des desiderata de Abdoulaye Wade.

Apparemment, vous gardez une dent contre Béthio Thioune ?

Pas du tout. ! Je suis un homme libre. Je suis un petit-fils de Serigne Touba, un intellectuel, un soufi très respecté dans la confrérie mouride. Je n’incarne pas le matérialisme ; Béthio et les autres le savent. Je ne le dis pas par vanité, mais je pense qu’il n’y a pas plus placé que moi pour parler du Mouridisme. Le problème est que, comme ces gens qui entouraient Serigne Saliou savaient que les décisions de ce dernier étaient exécutées immédiatement par les talibé, ils en profitaient pour l’abuser. Et l’actuel khalife n’y pouvait rien, car il n’est que petit-fils.

Maintenant, Serigne Bara est un intellectuel qui a souffert. Il s’est rendu au lieu saint de l’Islam cinquante fois. De plus, le contexte ne le permet pas, dans la mesure où la gestion unilatérale est désormais impossible. Le nouveau khalife dirige maintenant avec ses frères, ses adjoints. Tout le contraire d’avec Serigne Saliou. Ce qui fait que si Serigne Bara dérape, il risque de créer des dissidences. Le Mouridisme se gère maintenant, collégialement. Toutes les décisions seront des décisions concertées par les petits-fils de Serigne Touba qui sont très nombreux. D’ailleurs, lui-même l’a dit : «Je ne prendrai aucune décision qui ne fera pas l’objet de concertation.» Ensuite, il est très aux fait des réalités sociales, politiques, etc. Fort de ces avantages, il (le nouveau khalife) pourra déjouer les manœuvres, jadis, exercées par certains sous le magistère de Serigne Saliou. De plus, dans l’imaginaire de beaucoup de talibé Mourides, Serigne Bara est l’incarnation de Serigne Fallou. Malgré tout, il ne devrait pas perdre de vue ses responsabilités, car le moindre dérapage pourrait lui être fatal. Tant qu’il est à cheval sur les principes de l’Islam et les recommandations du Cheikh (Ahmadou Bamba), il pourrait avoir une force que Saliou Saliou n’avait pas, parce qu’il aura la sympathie des mourides à cause de Serigne Fallou. Et, dans ce cas, aucun petit-fils n’aura l’outrecuidance de lui tenir tête. Mais, si d’aventure, il commet une erreur du genre consistant à faire des déclarations solennelles pour son soutien en faveur de tel ou tel candidat, ça pourrait dégénérer. Des voix pourraient s’élever pour le brocarder. Alors, les velléités refoulées de Béthio et autres pourront refaire surface. Ils pourraient s’allier, voir un petit-fils de Serigne, pour créer la dissidence et celui-ci aura, dans ce cas, une légitimé. Des gens comme Serigne Modou Kara qui avait des desseins électoralistes et dont les activités sont, depuis quelque temps, en berne, pourra, lui aussi, rebondir. Donc, si le nouveau khalife fait des déclarations de cette nature, il laisse libre cours à des velléités politiques.

D’après la presse, Serigne Moustapha Saliou a boudé Wade lorsque ce dernier était venu présenter ses condoléances. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Les relations entre Wade et Moustapha Saliou (fils du défunt khalife Serigne Saliou Mbacké : Ndlr) n’ont jamais été au beau fixe. Moustapha Saliou est un intellectuel ; c’est quelqu’un qui aime sauvegarder l’orthodoxie mouride. Et moi, j’en fais partie. Beaucoup de petits-fils de Serigne Touba accusent Wade d’exploiter le nom du Cheikh et de tirer les ficelles. Je pense que c’est ce qui explique le courroux de Serigne Moustapha Saliou. La politisation au nom de Serigne Saliou à outrance a exacerbé Moustapha Saliou.

Mais, lors de son entretien avec le nouveau Khalife, Me Wade a réaffirmé sa volonté de terminer les chantiers de Touba. Qu’en pensez-vous ?

Wade a raté le coche. Je ne pense pas que Serigne Saliou ait été satisfait de Wade en quittant ce monde. Parce que tout monde sait que c’est le même Moustapha Saliou qui avait dit qu’on allait lancer les travaux de Touba devant Habib Sy (alors ministre d’Etat, ministre des Infrastructures). Et il avait, à cette occasion, dit, reprenant Serigne Touba dans le Khassida Nourou Daraïny, que : «Serigne Saliou sera celui qui va parachever les chantiers de Touba.» Au vu de la situation, je peux affirmer que Serigne Saliou n’est pas satisfait de Wade. Et même dans l’imaginaire mouride, Serigne Saliou est considéré comme l’homme qui allait parachever les chantiers de Touba. Il aura tout fait pour le démarrage des travaux au point de décaisser 10 milliards ; sans parler des comptes qui ont été ouverts aux talibé. Et jusqu’à présent, il ne nous a pas dit à combien s’élève la contribution des talibé. Ce sont des milliards qui ont été versés dans ces comptes. Malgré sa contribution à hauteur de 10 milliards, Serigne Saliou n’a pas assisté au parachèvement des travaux. Peut-être, El hadji Bara (le nouveau khalife) va parachever ces chantiers. Donc, à mon avis, la traduction de ce khassaïde n’est pas fidèle parce que Serigne Saliou ne fait pas, ne dit pas des choses improbables. Ceci peut se répercuter dans la psychologie des mourides. Les mourides sont à même de réclamer le parachèvement des chantiers. En réalité, ce sont les multiples reports qui ne sont pas justifiés. Quoi qu’il en soit, nous l’exhortons à terminer les chantiers, tout en le félicitant.

On a constaté que le fils de Me Wade, Karim est proche de l’actuel khalife. Quels sont les enjeux d’un tel rapprochement dans le contexte politique?

J’ai l’impression que les rapports entre Karim Wade et la famille sont très solides. Mieux, Serigne Bara l’a même défendu suite à la polémique qu’avait suscitée sa venue dans la ville sainte (pour présider le lancement de l’opération Touba Ville propre : Ndlr). Si Serigne Bara s’engouffre dans cette brèche, c’est la porte ouverte aux dérives, parce que d’autres voix vont s’élever pour soutenir soit Idrissa Seck, soit des leaders de l’Opposition. En ce moment, ce sera une source de confrontations et Touba deviendra la plaque tournante de querelles politiques.