Connu pour le courage de ses idées qu'il ne craint aucunement défendre même si leur aspect critique peut choquer certaines sensibilités, Sémou Pathé Guèye est un homme politique qui n'en est pas moins un des philosophes sénégalais qui se prononce le plus sur des questions d'intérêt national. Dans cet entretien qu'il nous a accordé dans son bureau, Sémou Pathé Guèye donne son avis sur l'Oci et le recentrage institutionnel qu'il faut opérer dans notre pays pour le hisser au rang des pays qui gagnent. Le Professeur considére avec intérêt le risque de "manipulation politicienne" qui menace ce sommet de l'Oci.
Le Matin- Si vous deviez donner votre position sur l'organisation de l'Oci prévue dans quelques jours , quelle utilité y trouveriez vous comme philosophe et comme homme politique?
Sémou Pathé Guèye: Je vous remercie pour l'intérêt que vous portez aux idées que vous me soupçonnez de pouvoir émettre sur l'Oci en ma qualité de Philosophe et d'homme politique. Du point de vue philosophique, il est naturel, nécessaire et utile, qu'une communauté puisse se retrouver régulièrement pour réflèchir sur ce qui fonde son identité et sur les voies et moyens que dictent la nécessité de préserver celle-ci , surtout dans un monde comme celui dans lequel nous vivons aujourd'hui et qui est caractérisé par le brouillage des repères, sinon leur remise en cause pure et simple par toutes formes d'agression. Cette nécessité de se retrouver , n'impliquant pas au demeurant une quelconque volonté de nier l'autre, et de se réfugier dans son identité.
C'est en tout cas en comprenant bien cela, que l'Oci peut être non pas un obstacle, mais au contraire, un facteur essentiel de paix et de dialogue des cultures dans un monde qui en a plus besoin que jamais. Donc en tant que Philosophe qui aspire de toutes ses forces à la paix et au dialogue, je ne peux qu'approuver le fait que l'Oci réussisse, et exprimer toute ma fierté de voir ce sommet se tenir dans notre pays. Mais le politique que je suis, ne peut manquer de penser au contexte national dans lequel se tient cette réunion.
Contexte, qui me semble-t-il, est de nature à en affaiblir et à en fausser l'esprit. C'est un contexte marqué par le sectarisme et l'exclusion pratiqués par le pouvoir en place , notamment par le Chef de l'Etat qui, contrairement à l'esprit de tolérance et de dialogue qu'inspirent les valeurs dont se réclame l'Oci, a tout fait pour que la rencontre de celle-ci, ne soit pas un grand moment de rassemblement et de communion nationale. C'est aussi un contexte dans lequel, les pratiques dépradatrices de ce pouvoir, ont plongé l'écrasante majorité des Sénégalais dans une pauvreté accrue, tout simplement parce que, contrairement aux valeurs de respect du bien commun, de la solidarité et du partage, cultivées par un Islam bien compris, la poignée de Sénégalais qui dirige ce pays, a fait main basse sur ce qui appartient à tous, et fait comme si le soleil ne devait briller que pour elle, comme si, que c'est pour elle que Dieu avait donné et rendu possible, le droit de vivre heureux.
Je déplore enfin que pour ces mêmes raisons, la rencontre soit l'occasion d'une gigantesque manipulation politicienne qui cherche à la transformer en une opération publicitaire et médiatique en faveur du régime.
Il apparaît indiscutablement que votre lecture de la situation politique et sociale n'est pas favorable au régime. En seriez -vous donc arrivé à la réduire à l'entreprise de manipulation et de propagande exclusivement?
Chaque fois qu'une rencontre internationale de cette nature et de cette ampleur se déroule dans un pays, il y a nécessairement des retombées positives dont les plus significatives sont celles qui proviennent de la nécessité de renforcer les infrastructures déjà existantes.
Mais là également, les retombées positives que l'on peut attendre de la réussite de l'Oci, ont été très fortement affectées par ce que je viens de dire à propos du pouvoir. Les ressources qui ont été attribuées pour la création des infrastructures, ont été gérées avec une telle opacité voulue et délibérément entretenue qu'on peut se demander si elles ont réellement et entièrement servi au pays plutôt qu'aux seuls initiés qui en détiennent la gestion.
Professeur, ces temps passés, l'actualité nationale a été fortement marquée par l'affaire des homosexuels. Or, il se trouve que notre pays organise le Sommet de l'Oci. Cela n'est-il pas un motif pour jeter un discrédit sur la situation de l'Islam au Sénégal?
Le Sénégal est un pays pluriel, et l'homosexualité n'est pas un phénomène qui lui est spécifique. Seulement, il est bon de retenir que nous sommes dans un pays, en proie à ce que je pourrais appeler " l'informalisation de l'espace public". N'oublions pas que quoique nous soyons dans un pays habité en majorité par des musulmans, il n'y a aucun texte consacré de la Constitution qui prescrive des règles proscrivant le droit à la différence. Tant que le Citoyen agit de telle sorte qu'il n' enfreigne pas ce qu'interdit la loi, et qu'il s'y soumette entièrement, il est libre de donner une orientation qui lui semble la plus convenable à sa vie. C'est ici, la primauté de la loi qui l'emporte sur une considération de tout autre ordre.
Vous attachez singulièrement une valeur à la déclaration selon laquelle: " Il faut pour des raisons morales, tolérer ce qu'on condamne soi-même pour des raisons morales"...
Vous savez autant que je me permets de n'en douter que la morale relève de l'ordre de l'évaluation. Ce qui exclut de la circonscrire dans une zone qui lui confère une valeur universelle. Elle implique d'intégrer dans sa sphère des normes spécifiques à des groupes constitués et susceptibles de changement. Ce qu'il me plaît ici de souligner, c'est la constitution d'un espace public régi par des textes fondateurs qui se dégagent de la tutelle religieuse. Parce que si la référence religieuse est ce qui nous sert ici de critère, rien au sens strictement logique, n'empêche un jour de dire "les chrétiens boivent du vin et considèrent Jésus comme fils de Dieu, ils doivent être rejetés par les musulmans".
Et puisque ces deux aspects passeraient pour être des critères de rejet, au nom des valeurs de l'Islam, nous devons leur tomber dessus. Par ailleurs, je peux bien comprendre que ces déviations et déviances soient condamnées par toutes les religions. Autant, je comprends que les communautés d'appartenance religieuse puissent se mobiliser contre une pratique contraire à leurs valeurs religieuses de référence. Au - delà de cette appréciation relative à l'aspect théologique des positions conséquentes au phénomène de l'homosexualité, il me semble intéressant de retenir qu'au plan politique, nous sommes situés dans un Etat de Droit.
La laïcité en constitue ici le ciment. Notre volonté de vivre ensemble doit prendre le dessus sur l'identification des particularismes éclatés , tant que ceux-ci apparaissent comme des occasions pour faciliter le déclenchement de violences générées par des arrières-pensées politiques, voire politiciennes.
L'homosexualité n'est-elle pas un sujet qui peut servir de cadre de réflexion pour les intellectuels dans un espace public menacé ( comme vous dîtes) par "l'informalisation"?
Dans l'ordre des priorités, les intellectuels ne gagneraient pas à réflèchir sur une question qui constitue le creuset des vies privées. Il est vrai que c'est une question de société qui du reste, n'est pas mineure. Mais il y a dans notre pays, une situation telle que les textes fondateurs qui organisent la marche de notre Etat sont violés. Nous traversons une situation où la pauvreté atteint l'écrasante majorité de nos populations.
L'attaque qui vise les intellectuels ne saurait être justifiée sur la base d'un soupçon d'indifférence ou de démission. Au contraire, une autre manière de les engager dans des débats sans enjeux, c'est de provoquer des situations qui n'exigent aucune réflexion de fond censée dégager des orientations pour libérer notre pays du brouillard institutionnel dans lequel il est entraîné par des amateurs de la chose publique, entrés en politique pour des objectifs sans marque de grandeur.
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